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votre main ! » s’écrie le malheureux ; l’Empereur met sa main dans celle du moribond, dont le visage s’illumine, et il détourne la tête pour cacher son trouble ; plus loin, il aperçoit sur un brancard le corps d’Espinasse : « Pauvre Espinasse ! » murmure-t-il, la voix étouffée. À Solferino, il lui échappa plusieurs fois : « Les pauvres gens ! les pauvres gens ! quelle horrible chose que la guerre ! » La veille d’Austerlitz, à la suite de sa visite aux bivouacs, où il avait été accueilli par des acclamations frénétiques, le premier Empereur se trouvant seul dans la mauvaise cabane de paille sans toit que lui avaient faite ses grenadiers, pensa au grand nombre de ces braves qui voyaient la lumière pour la dernière fois. « Au mal que cela me fait, dit-il, je sens que ce sont véritablement mes enfans ; et je me reproche quelquefois ce sentiment, parce que je crains qu’il ne finisse par me rendre inhabile à faire la guerre. » — Et le lendemain, après avoir visité les blessés, il s’écriait : « Le cœur saigne.» Est-il surprenant que, sur son premier champ de bataille, Napoléon III eût ressenti les émotions auxquelles son oncle n’échappait pas après tant de combats ?

Il éprouvait, en outre, des contrariétés de diverse nature : l’apathie invincible des Italiens l’avait déçu ; l’indiscipline du roi de Sardaigne l’avait contrarié ; la facilité des Lombards à reprendre, sur l’apparence d’une défaite, les couleurs autrichiennes l’avait froissé ; la persistance à lui prêter en Toscane et à Naples des velléités dynastiques imaginaires l’avait blessé ; l’outrecuidance à ne tenir aucun compte de ses convenances et à ne le considérer que comme un instrument dont on se sert et dont on se moque l’avait choqué ; il avait eu grand’peine à empêcher l’annexion immédiate de la Toscane, et avait dû subir la dictature du Roi dans les Romagnes soulevées, ce qui lui donnait l’air d’être venu autant pour dépouiller le Pape que pour affranchir l’Italie. Enfin, depuis qu’il exerçait ce commandement des armées qu’il avait tant désiré, il en sentait les écrasantes responsabilités et les hasards terribles. Toutefois aucune de ces considérations, quoiqu’elles ne fussent pas petites, comme on a affecté de le prétendre, ne lui sembla déterminante. Les considérations personnelles ne l’entraînaient guère et il ne reculait pas à se mesurer avec les obstacles qui n’étaient pas insurmontables. La vue claire des dangers imminens de la France et de l’Italie fut la raison véritable, la raison principale, sinon unique, qui l’arrêta court et le disposa à la paix.