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fade. Vainement Balzac en Bourgogne, George Sand en Berry, Flaubert en Normandie, Brizeux en Bretagne, les trois grands félibres Aubanel, Roumanille et Mistral en Provence, avaient exploré ou allaient explorer le monde de la terre. Accepté sous les formes de l’idylle, du drame ou de la légende, ce monde ne pouvait intéresser les élites, quand il était réduit aux formes plus sobres de l’art plastique. Encore en 1866, Rousseau partait de Barbizon pour plaider sa cause à Compiègne, s’écriant : « Napoléon III aime les paysans, eh bien ! je lui ferai comprendre ça ! » — et revenait, ne lui ayant rien fait comprendre du tout.

Cependant le paysan évoluait. Sous la triple influence du progrès industriel, de la concurrence économique, et de l’instruction primaire, il perdait peu à peu son pittoresque, ses traditions et sa passivité. Les vestes bretonnes laissaient tomber leurs boutons de corne et les paludières leurs cuirasses d’or ; les Arlésiennes dénouaient la coiffe noire, les pêcheurs méditerranéens jetaient le bonnet rouge, les Pyrénéens le béret blanc. Le paysan voyait peu à peu la terre s’appauvrir entre ses mains, un mal inconnu flétrir sa vigne, une influence néfaste, venue d’au delà de l’Atlantique, avilir son blé. Il entendait un éclat de rire sorti des villes poursuivre son curé, ses Rogations, toutes les croyances et tous les symboles qui avaient jusque-là ou endormi sa plainte, ou facilité sa résignation. Il a entendu les docteurs, les savans de ce monde lui murmurer le mot d’ordre des cosmopolites, que trop de richesse ou trop de misère déracine : ubi bene, ibi patria. Il a tourné les yeux vers les grandes cités, curieux de leur mouvement, ambitieux de leurs plaisirs. Il a pris le train qui passait devant sa porte, ayant noué son mouchoir sur toute sa fortune, et il est allé vers le trou béant et noir des grandes gares de la capitale, voir ce qu’était ce monde puissant, savant et beau qui l’avait jusque-là méprisé…

Précisément, au même moment, ce monde tournait le> yeux vers lui et s’avisait qu’il y avait de la beauté dans son pittoresque, de la bonté dans ses traditions, de la philosophie peut-être supérieure dans sa sérénité. Le train qui l’emportait, se croisait avec le train des sociologues, des littérateurs et des artistes, qui venaient l’observer. Les peintres, avertis par le succès de Millet, comprenaient la grandeur de ses attitudes. Les romanciers, las de subtiliser sur des existences, sans racines et sans traits, cherchaient un élément nouveau, un filon plus profond dans son âme