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l’univers, dont elle n’est qu’une partie. Elle-même n’est qu’un effet et n’est pas une cause, du moins une cause suprême. D’ailleurs Pierre Leroux n’est pas athée comme Proudhon et Auguste Comte. Il n’a jamais présenté l’univers comme existant par lui-même et gouverné exclusivement par des lois physiques et mécaniques. Ce n’était pas l’esprit du temps. Proudhon n’avait pas encore dit : « Dieu, c’est le mal. » Auguste Comte n’avait pas encore corrigé le mot de l’Écriture : Les cieux racontent la gloire de Dieu, par ceux-ci : « Les cieux racontent la gloire de Newton et de Laplace. » Au reste, Pierre Leroux avait annoncé lui-même un ouvrage qui devait porter le titre de Dieu. Malheureusement cet ouvrage est resté incomplet et inachevé. Il n’en a paru qu’un fragment dans la Revue Indépendante. Quoique ce fragment soit très vague, essayons cependant d’en tirer ce qu’on peut appeler la théodicée de Pierre Leroux.

Le fragment sur Dieu est contemporain du discours de Schelling remontant dans la chaire de Berlin et succédant à Hegel pour le dépasser[1].

La première idée de Pierre Leroux avait été d’expliquer cette dernière phase de la philosophie allemande en la rattachant à toute l’histoire de cette philosophie. Mais il trouva ce plan trop vaste, et songea à y substituer la même question sous une forme dogmatique, à savoir « la question de Dieu et de son intervention dans la création. » Il signale d’ailleurs en France même l’analogie de la philosophie de Schelling. Celle-ci était une philosophie de l’identité. Or qu’est-ce que la doctrine de l’unité de composition de M. Geoffroy Saint-Hilaire si ce n’est une philosophie de l’identité ? Sans doute, Geoffroy n’a pas disserté sur le fini et l’infini, sur l’idéal et le réel ; mais il a fait des découvertes plus certaines et plus positives qui laissaient bien loin derrière elles tout l’idéal de Schelling. On sait que le fameux discours de Schelling à Berlin proclamait une rupture éclatante avec l’école de Hegel. Pierre Leroux le suit dans cette campagne. Ce qu’il reproche à Hegel, ce n’est pas son panthéisme, c’est son fatalisme : c’est, comme le disait Schelling dans son discours, d’« avoir fait un tout de ce qui n’était qu’une partie d’un tout plus noble. » Il ne faut pas d’ailleurs trop s’effrayer du mot de panthéisme, sans

  1. Ce discours a paru dans la Revue Indépendante, dans le même numéro que l’article sur Dieu ; et il le précède (t. II, 1842). Schelling n’avait pas succédé immédiatement à Hegel, mais à Gans, élève et successeur de celui-ci.