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Cependant, à côté de la tendance à diviser des Écossais et des Eclectiques, c’était un service rendu par Pierre Leroux d’insister sur l’unité de l’âme et l’indivisibilité des facultés : « L’homme est un tout naturel, » disait Bossuet. Pierre Leroux cite ce passage de Bossuet, et il s’en couvre comme d’une autorité. Il a raison ; et l’on peut dire d’une manière générale que son mérite a été d’insister sur l’unité des choses et sur la méthode de la synthèse, sauf à ne pas trop expliquer plus tard comment la pluralité peut se concilier avec l’unité. C’est l’objection qui peut être faite à toute doctrine sociale. Rien de plus facile que de rattacher l’homme à l’humanité, et on a raison de le faire. Mais que deviendra l’homme? Sera-t-il tout entier absorbé dans l’humanité? L’individu doit-il disparaître dans l’espèce, l’individu dans l’Etat, la partie dans le tout? Que fait-on du principe d’individuation ! Nous voilà en présence du problème scolastique. L’universel est-il la seule substance? Est-ce Guillaume de Champeaux qui a raison contre Roscelin et Abélard? Les mêmes problèmes renaissent sous des formes changeantes et diverses. Qui croirait que l’humanitarisme de Pierre Leroux descend en droite ligne du réalisme du moyen âge ; c’était aussi l’idée d’humanité qui servait de thème dans les écoles pour démontrer ou nier la réalité des universaux. Il semble, dit Pierre Leroux, que l’humanité ne soit pas un être véritable. Il n’y a, on ne voit que des individus. Et cependant l’humanité n’est pas une simple collection, une addition d’êtres particuliers, un tout d’individus. L’humanité, c’est l’homme lui-même dans sa virtualité infinie. Quand nous nous sentons vivre énergiquement, par exemple dans la passion, nous ne vivons qu’unis à un non-moi, qui est la nature humaine; c’est, pour ainsi dire, notre moi hors du moi. Il y a pénétration de l’être particulier homme et de l’être général humanité : la vie terrestre est la fusion de ces deux êtres. L’humanité n’existe pas en dehors de notre propre essence; mais chaque homme est humanité : « Non, ni votre intelligence, ni la grandeur de vos sentimens, ni même vos sens, rien de tout cela n’est à vous; car vous tenez tout cela de l’humanité, vous êtes sortis de l’humanité, vous vivez dans l’humanité, vous vivez pour l’humanité. Tes sens, sauvage orgueilleux, qui les a faits ce qu’ils sont, sinon la longue suite de tes aïeux? » Il a été démontré, dans la Réfutation de l’Éclectisme, que l’esprit humain forme un grand tout, une unité. Si l’on isole un de ces hommes qui ont été doués de plus de génie que les autres, à l’instant même, ces grands