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Parmi les théologiens dont la Patrologie de Migne a rassemblé les œuvres, il en est un qui a présidé en personne à la reconstruction de la plus vénérable basilique de France, et qui nous a laissé, rédigé par lui-même, le programme détaillé de la décoration de l’édifice telle qu’il l’a fait exécuter. Le théologien est l’abbé Suger, qui fut en son temps l’homme le plus considérable du royaume, et l’église est l’abbatiale de Saint-Denis. Les explications minutieuses que le ministre de Louis le Gros fournit dans l’ « Histoire de son administration, » prouvent que les sculpteurs, les verriers, les fondeurs et les émailleurs, appelés de toutes les provinces de France et même de l’étranger pour travailler dans les chantiers de Saint-Denis, n’ont été que les traducteurs d’un véritable poème composé par le savant abbé. Qu’il s’agît des portes de bronze doré, du grand reliquaire pour lequel « les rois et les princes » envoyèrent leurs pierreries, du crucifix d’or qui fut placé sur un haut piédestal de cuivre émaillé, ou enfin de la série des vitraux, Suger a donné tous les thèmes. Les vitraux surtout, dont quelques-uns existent encore, sont de pures idées théologiques, qui, même au XIIe siècle, seraient demeurées inintelligibles pour la plupart des fidèles, si les figures singulières n’avaient pas été accompagnées d’inscriptions explicatives. Les légendes versifiées, qui, comme les sujets, étaient dictées par l’abbé lui-même, exposent, dans tout son raffinement, la méthode allégorique de l’École : le Lion et l’Agneau près d’un livre ouvert signifient l’union de la chair et de l’Esprit divin ; l’histoire de Moïse, qui se déroule en six compartimens, annonce l’œuvre du Christ et de son Église ; l’arche surmontée de la croix repose sur le quadrige d’Aminadab, flanqué des quatre symboles des Évangélistes. Toutes les figurines enchâssées dans les plombs des verrières, champlevées sur les émaux, coulées en bronze sur les plaques des portes, avaient un même rôle à remplir, que la volonté du théologien leur imposait : elles devaient, pour emprunter à Suger ses propres paroles, élever les fidèles de la vue des choses matérielles à la contemplation des choses immatérielles, de materialibus ad immaterialia. La nouvelle basilique de Saint-Denis, quand elle fut consacrée en 1144, était, dans toute sa décoration, un merveilleux recueil de « sentences » de l’abbé Suger, les unes formulées en toutes lettres, les autres transposées dans le langage figuré des arts, et l’auteur était si fier de son ouvrage, que partout, sur la pierre de la façade, sur le bronze des portes, même sur l’or des