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par conséquent à une époque où les maisons un peu élégantes se donnaient presque pour rien, la charmante habitation de la rue Chantereine, qui fut autrefois bâtie par Mlle Dervieux. L’élégance, la commodité, les recherches de cette maison étaient assez connues. M. et Mme Simon y ont fait encore des embellissemens et des dépenses nouvelles ; ils ont même acheté un terrain attenant au jardin pour l’agrandir et ils ont meublé leur demeure de tout ce que le goût actuel offre de plus élégant, de plus splendide et de plus cher. Le lit seul de Mme Simon a coûté vingt-cinq mille francs. Le mari et la femme se complaisent dans la jouissance de cette charmante propriété.

Or, il est advenu qu’un beau matin le Premier Consul en personne s’est transporté chez Mme Simon et, après les premiers complimens et les apologies d’usage, il lui a proposé de céder sa maison telle qu’elle est, avec tous ses meubles et sans en ôter un seul clou, à Mme Louis Bonaparte qui se mourait d’envie de l’avoir. M me Simon, un peu étonnée, a répondu qu’elle n’avait rien à refuser au Premier Consul ; elle a cependant ajouté que le sacrifice de sa maison lui serait extrêmement pénible ; elle a observé que, depuis longtemps, ayant renoncé au grand monde et à ses bruyans plaisirs, elle mettait tout son bonheur à vivre chez elle, et que par conséquent lui enlever une maison où elle se plaisait, où elle s’était entourée de tous les objets qui pouvaient flatter son goût et sa commodité serait lui ôter ce qui à présent la rend heureuse. Le Premier Consul n’a pu nier la vérité de ces observations, mais il n’en a pas moins insisté sur sa demande, sans donner d’autres raisons ou plutôt d’autres prétextes que le vif désir de sa belle-sœur qui est grosse, ajoutant seulement que dans une telle circonstance les fantaisies sont des lois. Il a donc fallu que Mme Simon cédât à la puissance consulaire, et, une fois résolue au sacrifice, il a fallu le faire tout entier, c’est-à-dire laisser la maison à Mme Louis Bonaparte au prix coûtant de 200 000 francs, prix qu’elle aurait pu probablement tripler aujourd’hui ; quant à l’ameublement, il doit être payé à part sur la présentation des mémoires. On ajoute pourtant que M. Simon ne s’est pas soumis avec autant de promptitude que sa femme, et qu’avant de donner son dernier mot, il a voulu consulter Talleyrand ; mais l’habile ministre ne lui a donné d’autre conseil que de céder, comme sa femme, à l’impérieuse nécessité.