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mais le parfum aigre du houblon emplit tes cheveux. — J’ai dormi dans les fossés de l’Artois. — Ta bouche souffle une haleine de genièvre. — J’ai bu dans les fermes de Thiérache. — Je flaire la pomme de pin. — Nous avons passé la forêt d’Ardennes. — Ce sont tes mains qui puent le poisson de la sorte ? — Nous avons péché au bord de la Moselle. — Ta carmagnole embaume. — J’ai cueilli l’aubépine dans les Vosges. — Qu’as-tu dans tes souliers ? — Le sable du Rhin. — Parbleu ! tu sens la terre fraîche. — Je sens la France, car de partout elle se lève avec moi. » Elles ont toutes leur odeur, leur saveur, leur accent, ces provinces de France ; elles ont leurs traditions, leur caractère, leur tempérament ; on peut, au repos, distinguer le Tourangeau du Gascon, et le Lorrain du Picard ; mais elles fraternisent dans les rangs de l’armée, et dans l’action disparaissent toutes les différences individuelles. Une seule idée surnage, celle de la communauté des intérêts, celle de la pénétration des volontés unies pour la défense d’une même patrie. C’est par là qu’il se dégage de ce livre une leçon qui vient à son heure et qu’il est pour nous tous urgent de recueillir. Car il est de mode aujourd’hui de réclamer contre l’unité imposée à notre pays par l’organisation impériale. On voudrait que les provinces reprissent leur caractère original, et que le Lorrain recommençât de s’opposer au Bourguignon, l’homme du Centre à l’homme du Midi, et à l’homme du Nord. On cherche dans le passé des raisons de se diviser. On ressuscite l’antagonisme des races, des partis politiques, des confessions religieuses, pour reconstituer de petites patries dans la grande patrie. Ce sont coupables lubies auxquelles on peut s’amuser en temps de paix, dont le péril éclaterait à tous les yeux si on regardait davantage du côté des frontières. Nous oublions trop volontiers que nous n’avons pas cessé d’avoir autant de rivaux que de voisins et que l’Europe n’a pas cessé de vivre sur le pied de guerre. L’unité française s’est reformée, à l’heure du danger, en face de l’ennemi, dans les rangs de l’armée. C’est pourquoi, aujourd’hui comme il y a cent ans, l’armée où se rangent dans les mêmes cadres les Français venus de tous les points du pays, où la même discipline plie toutes les volontés, où le même intérêt collectif s’impose à tous les individus, l’armée impersonnelle, anonyme, n’a pas cessé d’être l’unique symbole que nous ayons de la Nation veillant au maintien de cette unité qui est la condition même de son existence.


RENÉ DOUMIC.