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régler ses actes, devenir l’âme de sa volonté. Il construit son caractère d’après cette idée abstraite. « Un caractère ! Ce mot se répétait à son esprit. Bernard s’était fait une règle de ne point agir sans consulter ce mot. Toute sa force nerveuse, musculaire même, il la contractait pour ne rien vouloir qui ne formât mieux ce caractère idéal, rigide envers soi, pareil à ceux de Cincinnatus et de Scipion. » Un rêve de gloire brille devant ses yeux jeunes et ardens. Dans un temps où on fait des princes avec des valets d’écurie, que faut-il à un maréchal des logis pour devenir maréchal de France ? Il y faut un coup de chance. Il faut surtout le vouloir. « Bernard enviait la chance du général Bonaparte, la renommée de Moreau, la prudence de Masséna, la mort de Joubert aux champs de Novi. » Cette gloire conquise par les autres, par ceux qui sont parvenus au même but auquel il aspire, il lui semble qu’elle lui ait été ravie à lui-même. Il se pose en émule de tous ces vainqueurs. Il voit en eux des rivaux, qui l’ont devancé sur la route lumineuse. Il en est un surtout dont le nom, retrouvé partout, encombrant toutes les avenues, le gêne et lui fait ombrage. Celui-là, c’est le Rival.

Il est curieux de suivre la transformation qui s’opère dans les sentimens de Bernard vis-à-vis de Napoléon. Il n’a vu d’abord en lui que l’intrigant, qui se pousse par tous les moyens et par les plus honteux. Plus tard, jaloux de ses succès, il l’a aperçu avec des yeux prévenus ; et comme l’apparence des gens se conforme presque toujours à la vision intérieure que nous nous en sommes composée, en présence du Rival, il n’est frappé que de la vulgarité de son allure et de sa disgrâce physique. Il le voit « petit, gros de la poitrine, court de jambes, les cheveux noircis par la pommade, les yeux fixes comme des vitres. » Une autre fois, l’Empereur paraît. « Bernard l’examina parmi Les officiers d’état-major et quelques fonctionnaires en habits brodés. Trapu, l’air inquiet, il s’avança vite vers le groupe des généraux. Ses joues s’enfonçaient dans le col qui serrait sa courte nuque. Il avait le menton bleui par le rasoir, creusé d’une fossette remuante, les lèvres minces et dédaigneuses, le nez pâle. Le vent retroussait sur sa culotte blanche la doublure en soie grise de sa redingote. Plus près, il fut un simple bonhomme engoncé. » Mais déjà il devient difficile d’envisager isolément la fortune de Bonaparte, et il y a une destinée qui de plus en plus se confond avec la sienne : c’est la destinée de la France. Bernard le comprend obscurément. « Bernard inclina vers l’indulgence, cette indulgence à laquelle le conviaient le général baron de Cavanon et le colonel Lyrisse. Ils vantèrent la reconstitution administrative