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triomphe célébré au rythme joyeux de couplets qui éclatent comme une fanfare sonnant la victoire. Ajoutons que cette dure monotonie de scènes violentes s’interrompt parfois pour laisser place à quelques notes plus douces, plus tendres. Ainsi dans cette page charmante où Bernard, rentrant dans Arras, sa ville natale, se sent délicieusement ému à retrouver dans cette ville qui le reconnaît le visage de son enfance.

Voilà pour le peintre et pour le poète ; mais il y a en outre dans la Force des vues d’historien qui sont justes et qui vont assez loin. Car il ne suffit pas d’avoir planté des décors et brossé de vastes fresques. Il faut maintenant pénétrer à l’intérieur et retrouver sous les actes, sous les gestes, sous les mots quelques-unes des idées qui composent l’armature morale d’une époque, ou encore qui sont en elle les forces agissantes et vivantes et s’imposent aux volontés individuelles. C’est ce que M. Paul Adam a su faire en imaginant son personnage de Bernard Héricourt. Celui-ci représente bien toute une catégorie d’hommes ; il a la valeur d’un type, et on a su grouper en lui les élémens qui ont formé le caractère et déterminé la conduite de beaucoup de ses contemporains. C’est une bonne étude de psychologie rétrospective. De là vient que le personnage nous paraisse si différent de nous, si lointain, et partant qu’il nous inspire si peu de sympathie. C’est nous-mêmes que nous aimons dans autrui. Or, ce bon Français avec qui on nous fait vivre, six cents pages durant, que nous suivons dans toutes les étapes de sa carrière, que nous accompagnons sur le champ de bataille à l’heure du danger, à l’heure de la mort, nous l’admirons, nous le plaignons, nous ne l’aimons pas. C’est que, sur trop de points, il a des façons de sentir qui nous sont étrangères. Nous l’apercevons en dehors et, si l’on veut, au-dessus de nous, comme un phénomène, comme un beau monstre, produit de circonstances très particulières et représentant d’une époque d’exception. D’où venaient ces hommes surgis tout à coup pour accomplir de si grandes choses, comment s’était forgée leur énergie, quel idéal les attirait par son mirage ? Bernard est le fils d’un petit marchand de province, tout près du peuple encore ; il coule dans ses veines un sang plébéien et paysan. Son adolescence a été secouée par les spectacles superbes et terribles des temps de la Révolution. L’éducation, les lectures, l’écho de l’éloquence contemporaine ont fait entrer dans son cerveau l’idéal de l’héroïsme antique. Il veut devenir héroïque comme Léonidas aux Thermopyles, vertueux comme Cincinnatus à la charrue. Cet anachronisme grandiose va s’imposer à lui, maîtriser tous ses sentimens,