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combler les lacunes, en compléter les insuffisances, afin de reconstituer l’ensemble, et de susciter à nos yeux une vision totale, animée, organique, vivante. En s’enfermant dans une époque déterminée, M. Paul Adam y a gagné de contenir dans des limites plus justes ses facultés d’invention qui volontiers s’échappent en tous les sens. L’histoire lui a fourni des images précises, et l’a mis sur le chemin d’idées et de principes dont la valeur a été révélée par leur action même. Médiocrement doué pour les délicatesses de l’analyse intérieure, il n’a eu à mettre en scène que des individus peu compliqués ; il a traduit moins des âmes individuelles que l’âme collective d’une époque et d’un peuple. Et enfin, se mesurant à des événemens et à des hommes tout prêts pour l’épopée, il a pu laisser libre carrière à une imagination qui aime à déborder la réalité pour s’élargir en symbole.

M. Paul Adam nous retrace la carrière d’un officier de fortune, Bernard Héricourt, qui, maréchal des logis à l’armée du Rhin, s’élève de grade en grade et meurt colonel des armées de l’Empire, les deux jambes emportées par un boulet. Autour de cette figure centrale, il a groupé un certain nombre de figures typiques ; le père Héricourt, rude travailleur, maître tyrannique, devenu maintenant un vieillard aveugle, dément, errant, qui désole ses enfans par d’injustes reproches, les poursuit de malédictions imméritées, et agonise dans une suprême imprécation. En établissant cette figure, l’une des mieux venues qui soient dans son livre, et qui s’y détache en un relief saisissant, M. Paul Adam s’est complu à exécuter quelque réduction bourgeoise de la tragique démence du roi Lear. Puis, ce sont les sœurs de Bernard Héricourt : Aurélie, la Merveilleuse, mariée au diplomate Praxi-Blassans, femme de luxe, élégante, gracieuse, coquette, inquiétante dans sa dangereuse séduction ; Caroline, femme d’affaires, tout occupée de fournitures de farines et de fournitures de cuirs, et dont l’unique souci, au milieu des guerres, des événemens politiques, des aventures privées, est de décupler l’héritage reçu. Et encore, sa femme, Virginie, une amoureuse, d’ailleurs assez insignifiante, ses frères aînés, les marins, mi-partis de commerçans et de pirates, son petit frère, Augustin. C’est ainsi toute une famille dont nous voyons se dérouler devant nous les destinées, avec la complication des intérêts, le jeu des volontés, la différence et parfois l’hostilité des caractères. En la suivant dans ses fortunes diverses, dans la paix et dans la guerre, dans les salons et sur les champs de bataille, nous pénétrons peu à peu dans la vie d’alors : nous voyons comment la société s’est transformée, quel travail s’est opéré dans les esprits,