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Presque jusqu’au soir, assise sur le tapis aux pieds de celle qui représentait pour elle la Providence, une Providence bénigne et secourable intervenant dans le plus affreux des naufrages, cette femme-enfant parla de celui qu’arrivée dans sa patrie et auprès de sa mère, elle croyait retrouver. Chaque mot qui tombait de ses lèvres allait droit à un autre cœur, ouvert de plus en plus à la pitié. Comme elle avait compris son mari, si simple qu’elle parût, comme elle l’avait adoré, comme elle l’adorait encore ! De ce qu’elle racontait sans cohérence et sans suite, de leur vie en commun, Mme d’Estève retint ceci : dès leur première rencontre, ils s’étaient épris l’un de l’autre ; c’était dans une mission près de San-Antonio où la pauvre fille avait été élevée, où Guy passait à cheval, au cours d’un voyage. Un prêtre de la mission avait rempli auprès d’eux le même office que frère Laurent pour Roméo et Juliette, sans en demander bien long à cet étranger qui aimait et s’était fait aimer. Il faut peu de formalités partout en Amérique et, dans cette partie lointaine des États, si près de la frontière mexicaine, il en faut moins encore qu’ailleurs. Mme d’Estève s’inquiétait cependant de la supercherie pratiquée à l’égard du bon Père qui, s’il avait su, n’aurait jamais béni l’union d’un divorcé.

— Mais il ne savait pas, répondit tranquillement Nita, je ne savais pas non plus.

Elle ne s’était guère souciée du passé. Guy lui appartenait, elle était à lui et c’était le ciel. Longtemps, elle avait ignoré qu’il eût été marié dans son pays. Une lettre de Mme d’Estève, lue par hasard, l’en avait instruite, deux ans après la naissance de la petite Marie. Elle avait eu d’abord grand’peur, puis elle s’était dit :

— Nous serons punis ensemble, ou pardonnés, car Dieu est bon.

— Si Guy l’eût voulu, expliqua-t-elle à Mme d’Estève, je l’aurais suivi comme sa servante ; il a pris la faute pour lui seul, il m’a sauvée du mépris des hommes… Je ne pouvais rien lui reprocher…

Guy ne mentait jamais, s’il était capable de ne rien dire, et il lui avait juré qu’elle était son premier, son unique amour. Il lui avait enseigné le français ; elle le parlait assez bien, avec un léger accent, rauque et doux comme un roucoulement de colombe. Et leur petite Marie mêlait les mots espagnols, français, anglais, de telle façon qu’elle ne savait encore aucune langue.