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un comptoir, sous des abris de planches et des auvens de loques, et leur ramage, leurs œillades, leurs douces pâmoisons quand on ose marchander, leurs défaillances voluptueuses quand on achète, contrastent avec l’apathie des Chinois qui fument des cigarettes devant leurs étalages de chapeaux de paille.

Je ne me lasserais point de ce quartier, si le soleil n’y tombait à pic et si la soif ne me ramenait à la brasserie de San Miguel, dans la rue de l’Escolta. C’est la rue commerçante de Manille, la seule continuellement animée, la seule aussi dont les séductions soient fortes sur tous les sens. En face du Grand-Restaurant de Paris et des cafés où se pressent les gardes nationaux, les femmes achalandent les magasins de nouveautés et les hommes les orfèvreries. Si l’Indien cède sa femme pour un coq de combat, l’Espagnol vendrait son âme pour un bijou. Les plus humbles fonctionnaires ont les doigts ornés de bagues et des cravates piquées de brillans. La douane surtout se distingue par la richesse de ses joyaux : ses officiers sont tous mariés à la contrebande et ne mettent aucune vergogne à porter sur eux leur corbeille de noces. Ce n’est pas chez Figaro qu’il faut aller étudier les types de Manille : la boutique de M. Josse vous en apprend plus long. Là, surtout, se nouent les intrigues, s’échangent les promesses silencieuses. La métisse ou la jeune Espagnole qui y entre se sent parfois suivie, quand elle en sort, du bijou qu’elle a trop regardé. Autour des vitrines, ce foyer de convoitises, une amusante familiarité s’établit entre le marchand et l’acheteur ou l’acheté. L’orfèvre traite d’égal à égal avec les maîtres du pays : il les tient sous la domination de ses enchantemens ; il les tient aussi par leurs secrets qu’il devine et par les fils d’or dont il les a liés dans l’ombre. « Eh, como va, don José ? — Muy bien, amigo. » Don José est le gouverneur d’une province voisine, on peut lui accorder un crédit sans limites : ses administrés payeront. Entre don Pepe, du gouvernement civil, l’homme le plus occupé de Manille et le plus amoureux. D’une élégance raffinée, rehaussée d’un peu de raideur militaire, il porte une moustache dont on sent bien qu’à aucun moment de sa vie il ne s’est désintéressé. Sa canne de bambou, entre ses mains gantées, a des allures conquérantes. Ancien consul, il en a gardé le titre pour ses intimes. Il ne s’assied point, il tombe sur le siège qu’on lui avance et respire le parfum d’ilang-ilang qui s’envole de son mouchoir. « Mon bon ami, murmure-t-il, j’ai besoin d’un bracelet incrusté de