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puis un silence se faisait, un silence d’attente et presque d’angoisse, au-dessous duquel on n’entendait plus qu’une vague rumeur de foule qui entre, sort, mange, boit, et, tout à coup, le fracas éclatait, plus violent de cette accalmie, et tel que si le toit, soutenu d’une grossière charpente, n’avait par maintes crevasses livré passage à cette poussée de clameurs, il se fût infailliblement effondré. Je me faufilai entre des tables chargées de fruits, de gâteaux poudreux, de bouteilles et de tranches de porc rôti. Les fades odeurs des victuailles mêlées à d’acres exhalaisons de basse-cour me serraient la gorge. Les coqs attachés par la patte aux pieds des tables s’effaraient : d’autres, familiers de l’endroit, picoraient entre les jambes des passans. Des deux côtés s’étageaient des gradins de bois hérissés de Tagals, et, au milieu, je vis, sur une estrade entourée de barreaux comme une énorme cage, et où des escaliers de bois accédaient, un fourmillement de têtes noires, de chemises blanches, de costumes européens, de corps perchés au-dessus de corps accroupis. Plus de deux mille spectateurs se pressaient sur ces gradins ou s’entassaient dans cette cage. J’étais étranger : les rangs s’ouvrirent et, peu à peu, je parvins à l’estrade, où l’on me fit passer au premier rang. On m’offrit même un des deux seuls escabeaux dont on y pût disposer. L’autre était occupé par un grand Espagnol à barbe noire, dont un brassard de crêpe assombrissait la manche. Autour de nous, Chinois, métis, Indiens, se tenaient debout ou assis sur les talons. Les Indiens dominaient ; les métis étaient moins nombreux ; les Chinois en robes éclatantes se comptaient aisément. L’un d’eux puisait dans une large escarcelle, et des diamans étincelaient à ses doigts. Quant aux Espagnols, c’est à peine si j’en aperçus trois ou quatre.

Depuis neuf heures du matin que la gallera est ouverte, les assauts s’y succèdent sans relâche. Les riches amateurs entretiennent des basses-cours de combat, comme les nôtres des écuries de course. Les coqs de Manille n’ont rien à envier aux chevaux de Longchamps : on les traite avec les mêmes égards, on dresse leur généalogie et on paye très cher l’honneur de les posséder. Un bon coq de bataille vaut jusqu’à six ou sept cents francs. Son éducation exige une parfaite connaissance de l’anatomie des coqs et un doigté délicat et sûr. Le cuisinier attaché à sa personne doit veiller à ce que son pensionnaire n’engraisse pas. Tous les matins, le masseur assouplit ses muscles, le maître d’armes fortifie ses ergots. Le jour du combat, un professionnel lui attache l’éperon