Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 151.djvu/800

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dès les premiers pas que j’ai faits hors des docks, dans une rue déserte, j’étais déjà saisi d’un parfum de poudre de riz et de musc, et je l’ai respiré partout, comme si l’air des Philippines en était saturé. Et partout aussi, le long des routes, au seuil des portes, devant les boutiques, sous les arcades, au milieu des jardins, j’ai rencontré des femmes vêtues d’une jupe à longue queue, d’un tablier noir, d’une chemisette à larges et courtes manches, d’un fichu diaphane, les pieds nus dans leurs pantoufles, les bras nus, la gorge nue, la cigarette à la bouche et des flots de cheveux s’abat tant sur leurs reins. Elles errent indolemment, mais il y a de l’autorité dans leur indolence, de la souveraineté dans leur grâce. Le front bombé, les yeux brillans, le nez béant à toutes les senteurs, les lèvres charnues pour mieux plonger dans les fruits mûrs, elles se sentent fortes du regard des hommes et du scapulaire qui fait une tache noire sous la transparence de leur mantille. On dirait que, si le péché est en elles, ces femmes croient en porter sur elles l’absolution. Les Indiens, eux, l’air doux et abruti, circulent en pantalon et la chemise tombante, comme au saut du lit. Cette chemise, blanche ou de couleur écrue, flotte autour d’eux, parfois plus fine que le lin, plus souple que la soie, parfois empesée et fondue à la façon des nôtres, souvent aussi d’un coton grossier. Un tel accoutrement est-il plus ridicule ou plus indécent ?

Des concerts lointains de tambourins et de clarinettes enveloppent le silence d’une atmosphère de musique. J’ai vu autour d’une église un cortège de bannières et de musiciens en blanc qui s’exerçaient aujourd’hui à fêter demain le saint du faubourg. Au tomber du soir, les rues s’emplissent de la rumeur des piétons, les routes du Fracas des équipages. Espagnols et riches métis se réveillent, se fleurissent, se parfument et courent au sombre rendez-vous que les fanfares leur donnent devant la mer. Tous les effluves de la ville s’orientent et se précipitent vers la Luneta. Ils traversent les ponts, roulent sous les arceaux prodigieux d’un parc qui a la majesté d’une forêt, débouchent sur un rond-point où s’élève le murmure des vagues, et convergent autour d’un kiosque illuminé. Là, sous un crépuscule que bleuit la lumière électrique et que déchire, par intermittences, un orchestre de cuivres, des ombres en foule s’asseyent, se frôlent, propagent un bourdonnement de gaieté, rient aux éclats, tandis que défilent, dans leurs landaus ou leurs cabriolets, derrière deux laquais