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à Paris et il n’avait chance de la satisfaire qu’en se faisant bien venir des Tuileries. Il se flattait qu’en caressant les tendances romanesques de l’Empereur, il en obtiendrait un laissez-passer en Allemagne, pour y poursuivre la cause que nous défendions en Italie. Il parlait à notre ministre, en haussant les épaules, des efforts tentés par l’Autriche et par l’Angleterre pour entraîner la Prusse dans une voie contraire à ses intérêts. Il s’était évertué disait-il, à représenter à M. de Schleinitz, un esprit étroit et timide, le danger de glisser sur la pente d’un faux patriotisme et de laisser s’accréditer cette légende, répandue dans les cours secondaires, qu’une solidarité absolue reliait tous les membres de la Confédération germanique, en sorte que chacun devait compter partout et toujours sur le secours de ses confédérés. C’était là encourager l’Autriche à s’engager sans crainte et sans scrupule dans toutes les questions qui la touchaient personnellement, soit en Orient, soit en Italie, et réduire la Prusse à n’être plus que la réserve de l’Autriche.

M. de Bismarck ajoutait que le baron de Schleinitz semblait comprendre ce danger et que, quant à lui, il demeurait convaincu de l’utilité de l’alliance française et des bonnes intentions de l’Empereur à l’égard de la Prusse. Pour sa part, il faisait bonne justice de cette idée, généralement admise que, si l’on permettait à la France d’écraser l’Autriche en Italie, le premier usage qu’elle ferait de ses victoires serait de tomber sur l’Allemagne du Nord. Il fallait que la Prusse se défendit du sentimentalisme germanique ; si le Grand Frédéric avait donné dans ce travers, il n’eût pas été le Grand Frédéric, et la Prusse ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Si le pays comprenait bien ses intérêts, il favoriserait l’agrandissement du Piémont, au lieu de le redouter.

« M. de Bismarck est un personnage trop important pour que je ne vous transcrive pas fidèlement ses paroles, disait M. de Moustier, en rendant compte de son entretien avec le délégué à la Diète de Francfort. Malheureusement il n’a pas l’entière confiance du nouveau cabinet, et il ne jouit pas non plus d’une grande autorité sur les États secondaires, qui l’accusent d’avoir compromis, par les aspérités de son caractère et par des maladresses, les rapports de la Prusse avec le reste de l’Allemagne[1]. »

  1. Comparez la dépêche du comte de Cavour au comte de Barral, ministre de Piémont à Francfort : « Je crains que la chute de Manteuffel n’amène de fâcheuses conséquences. Le parti doctrinaire qui l’a remplacé, porté par l’Angleterre, est capable de se rapprocher de l’Autriche. Je ne me fie pas à son libéralisme. Le langage de M. de Schleinitz est amical pour nous, mais tout à fait nuageux. Votre collègue, M. de Bismarck, est sans doute plus explicite, mais je crains que, lors même qu’on le conserve à Francfort, on ne lui accorde plus la confiance dont il jouissait sous l’ancien régime. »