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la multitude affluait si nombreuse, que le centurion commença à s’inquiéter. En présence d’une émeute possible, cette poignée de soldats se verrait impuissante. Mais pas une menace ; ni même un cri de malédiction ou de colère. Tous ces visages recueillis semblaient pénétrés de la solennité de l’heure présente ; les âmes soutenues par l’attente de je ne sais quel miracle. D’aucuns, auxquels il avait été donné d’assister au supplice du Sauveur, se souvenaient que, de la terre violemment entrouverte, les morts s’étaient alors soulevés de leurs sépulcres. Ils espéraient que des signes non moins terribles allaient se reproduire, pour perpétuer la mémoire de l’apôtre. Au loin cependant, tout restait calme et silencieux. Les collines reposaient comme alanguies dans les tièdes clartés du couchant. Enfin le cortège s’arrêta à la hauteur du Cirque, non loin du mons Vaticanus. Aussitôt quelques-uns des soldats se mirent à creuser une fosse ; d’autres, déposant la croix à terre, apprêtaient les marteaux et les clous. Le front baigné de lumière, le premier pontife se retourna une fois encore vers la ville. Le Tibre miroitait, ainsi qu’un jaune et large ruban ; sur la rive opposée, le Champ de Mars s’étendait en un vaste poudroiement d’or. Plus haut, se dressait le mausolée d’Auguste, avec, à ses pieds, les thermes gigantesques édifiés par Néron, et, tout en bas, le théâtre de Pompée. Dans le fond, tour à tour éblouissans aux derniers feux du jour, voilés de brumes, ou masqués par des constructions colossales, se déroulaient les maisons et les temples étages sur les Sept collines ; foyer immense, dont les rayons se fondaient en une vapeur légère et bleuâtre ; repaires de monstruosités et de crimes, — mais siège de puissance ; — antre de la débauche et de la folie, — mais citadelle de l’ordre et du pouvoir, axe de l’empire et du monde ; force oppressive, mais d’où découleraient les bienfaits de la paix et des lois… — toute-puissante, invincible, éternelle !

Pierre promenait sur la cité le tranquille regard d’un maître et d’un roi. — « Voici, Seigneur, que j’ai racheté votre patrimoine. » — Et nul, parmi ces soldats et ces païens, nul peut-être parmi ces fidèles accourus sur son passage ne se doutait qu’il voyait devant lui… le véritable maître ; que César et les empereurs tomberaient ; que les flots barbares s’écouleraient, emportés dans l’abîme du temps ; que les siècles se succéderaient ; mais que le règne de ce vieillard durerait sans interruption, à travers la série la plus reculée des âges.

Le soleil baissait. Le ciel étincelait au couchant en un faste prodigieux d’incendie ; les prétoriens s’approchèrent de l’apôtre pour le dépouiller de ses vêtemens. Lui, plongé jusqu’alors dans sa prière, soudain, se redressa et leva très haut ses deux mains vers le ciel. Les bourreaux reculèrent troublés. La foule retenait son souffle. Pierre avait fait signe qu’il voulait parler. Le silence régna, immense, absolu. Et lui, traçant une croix dans l’espace, d’un geste large de semeur qui