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incendiée, il lui faudrait le spectacle d’un immense foyer d’embrasement. Car il veut surtout qu’on admire en lui l’artiste divin. Dans ce dessein, il aura recours à toutes les hypocrisies, à tous les mensonges, à toutes les poses et à tous les propos étudiés d’un comédien. Un jour, sur les terrasses de son palais d’Antium, après avoir déclamé des vers en l’honneur de Vénus… pâle, éperdu, il entraîne Pétrone jusqu’aux derniers gradins de marbre saupoudrés d’ambre, d’or et de safran, où viennent expirer les flots :


Écoute ! voici qu’a sonné l’heure de la confiance… Je t’ouvre mon âme. Me crois-tu donc aveugle ? Crois-tu que j’ignore ces outrages dont les Romains souillent les colonnes de mes temples et de mes palais ? Je suis pour eux le parricide, le tigre altéré de sang ! Pourquoi ? parce que Tigellinus a dû m’arracher quelques édits qui désarmaient mes plus dangereux ennemis. Oui ! ces ingrats m’accusent de cruauté ; et j’en arrive parfois à me le persuader à moi-même. C’est qu’ils ne comprendront jamais que les actes de César peuvent sembler cruels, sans que son cœur cesse un instant d’être la source intarissable de grâces et de bienfaits. Il est des jours où je me sens doux et candide comme l’enfant au berceau. Je le jure ! par ces étoiles qui brillent au-dessus de nos têtes, mon cœur n’a pas de détours ; et les hommes ne sauront jamais quels trésors de tendresse il recèle.

Mais je suis artiste. La poésie déroule à mes yeux des régions où ne s’est pas encore étendu mon pouvoir, des voluptés dont je n’ai point goûté. En face de l’extraordinaire et du merveilleux, comment donc saurais-je vivre de la simple vie des mortels ? Le merveilleux existe ; je veux l’atteindre ; je le recherche et le poursuis avec toute la puissance du pouvoir que les dieux m’ont remis entre les mains. Et pour être dieu moi-même, ne me faut-il pas accomplir des miracles, dominer l’univers, dans le bien comme dans le mal ? On m’accuse de folie… Mais je suis celui qui cherche… Je veux être plus grand que l’homme, car, alors seulement, je deviendrais aussi le plus grand des artistes. C’est à cette recherche, à cette poursuite infatigable de l’inconnu, que j’ai immolé Octavie et ma mère… Au seuil de ces régions sublimes, il fallait une offrande qui dépassât en horreur tous les sacrifices humains. J’espérais que le voile divin s’écarterait alors, pour m’initier à ce qu’il peut se produire de plus épouvantable ou de plus beau. Mais ce sang n’a pas suffi. Avant que de forcer les portes de l’Empyrée, il faut, paraît-il, accomplir des sacrifices plus terribles et plus absolus encore… Je porte deux Nérons en moi : l’un, tel que le croient connaître le commun des mortels ; l’autre, l’artiste… apprécié par toi seul peut-être… et qui, s’il détruit comme la mort, s’il délire