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ses convives, de ces mille propos légers et charmans, qui sont comme les accessoires délicats d’un festin somptueux. Puis il donne l’ordre qu’on lui bande le bras, afin, dit-il, de pouvoir une fois encore jouer avec Hypnos, avant que Thanatos ne l’endorme à jamais. Il s’assoupit. À son réveil, le front inanimé d’Eunice reposait ainsi qu’une blanche fleur sur sa poitrine. Il la souleva doucement et y attacha ses lèvres. L’instant suprême approchait. Déjà, on lui déliait les veines. Alors les chanteurs entonnèrent un hymne d’Anacréon, que les harpes accompagnèrent en sourdine. Une pâleur mortelle recouvre ses traits. Les derniers accords expirés, il se tourne vers ses hôtes.

— Amis, murmura-t-il, rappelez-vous, qu’avec moi périt…

Il n’eut plus la force d’achever. D’une suprême étreinte, ses bras attirèrent la blonde Eunice ; puis sa tête retomba sur les coussins de pourpre… Pétronius n’était plus.

Et les convives, les yeux fixés sur ce couple admirable, comprirent qu’avec eux disparaissait ce qui jusque-là avait fait l’honneur du monde païen : le culte de la poésie et de la beauté.


Combien misérable nous paraît, à côté de cette mort, la fin d’un Néron, d’ailleurs trop connue, pour que je m’y arrête ici… Mais ce que je veux signaler, c’est l’étonnant relief que Sienkiewicz a su donner à cette figure complexe et monstrueuse. Turpitudes et bassesses, crimes tragiques et férocités bestiales, niaiseries et entreprises irréalisables ou grandioses, agitent tour à tour ses esprits insensés. Il percera l’isthme de Corinthe, il reliera l’Égypte à la mer, il construira des édifices en face desquels les pyramides ne paraîtront plus qu’un jeu d’enfant ; il élèvera un sphinx colossal, sept fois plus grand que celui de Memphis, ses yeux de granit, impénétrablement fixés sur le désert, et auquel il donnera son nom, afin que les siècles futurs ne puissent se souvenir que de Néron et de son sphinx. L’ennui l’accable. Il prend Rome en horreur. « J’étouffe dans ces ruelles étroites, au fond de ces maisons croulantes et de ces faubourgs empestés. Cet air corrompu me poursuit jusque dans mes jardins. Ah ! si quelque cataclysme, si le courroux d’un dieu, déchaînés sur ces murs, les faisaient disparaître de la surface du sol. Je bâtirais alors une autre cité, capitale du monde… ma ville, mon séjour et mon siège ! »

C’est l’idée fixe qui le poursuit : la manie criminelle. Il compose sa Troïque, et maudit le sort, parce que, moins heureux que Priam, il ne lui sera pas accordé d’assister à l’anéantissement de sa ville natale. Pour rendre toute l’horreur de l’antique Ilion