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comme au sortir d’un songe, Lygie leva ses yeux vers le jeune tribun ; éclairé des rayons de cette splendeur vespérale, ses regards supplians tournés vers elle, il lui parut le plus beau d’entre les humains, plus beau même que ces dieux, dont elle voyait les statues couronner le faite des temples.


Combien différera le langage du soldat épris, à ce festin de César, lorsqu’il croit la jeune fille à sa merci, étendue à ses côtés sur un lit de pourpre ! Ce n’est plus l’amoureux, c’est le maître qui parle. Les fumées du vin troublent son cerveau.

— Donne-moi tes lèvres… Demain, aujourd’hui, qu’importe ? Assez de détours et d’attente : César m’a fait don de ta personne… tu m’appartiens… comprends-tu ? Je t’enverrai prendre selon mon bon plaisir… Il faut que tu sois mienne… comprends-tu ? Vite, je veux tes lèvres.

Il l’enlace d’une brutale étreinte, son haleine avinée la brûle… Comment donc, Vinicius, généreux et tendre, a-t-il pu se transformer en ce satyre méchant et repu qui la remplit de dégoût et d’effroi ?

Mais bientôt, malgré la honte et la douleur qu’il éprouve d’avoir vu lui échapper sa proie, atteint au cœur, ainsi qu’un sanglier blessé, l’adorant et la haïssant tout à la fois, ne croyant plus poursuivre qu’un but unique, sa vengeance, voici soudain, ô prodige ! qu’à la voix de l’apôtre Pierre, un frisson de lumière pénètre jusqu’aux replis les plus secrets de son âme. Il se demande, avec stupeur, quel est ce Dieu, quelle est cette religion, quel est ce peuple nouveaux. Ce qu’il vient d’entendre dépasse la mesure et la portée de son jugement. C’est comme une miraculeuse et inexplicable éclosion d’idées. S’il voulait se conformer aux préceptes de cette doctrine, ne lui faudrait-il pas d’abord élever un bûcher, et tout brûler, tout réduire en cendres ; s’insuffler une vie absolument différente de l’ancienne, revêtir une âme nouvelle, en un mot ? Cette morale qui commande d’aimer également les Romains et les barbares, Parthes et Numides, Égyptiens et Grecs, Ibères et Gaulois, de pardonner à ses ennemis, de rendre le bien pour le mal, l’amour et la charité pour la haine, lui paraissait un enseignement insensé. Et pourtant cette démence ou cette folie recelait en elle une force inconnue jusqu’alors. Morale impossible et divine tout à la fois. Il la rejette, et il la compare à une prairie jonchée de fleurs, dont on a peine à s’arracher, parce qu’il s’en dégage un parfum si pénétrant que celui qui en a aspiré les douceurs