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peu dorée, mais ses pauvres membres avaient été aux trois quarts emportés par les pierres qui, en tombant, avaient heurté ce témoin de tant de ruines. Seule, la figure avait été épargnée par les hasards des éboulemens, et conservait une inaltérable expression de recueillement et de mansuétude. Une petite cabane en bois, élevée par la piété des indigènes, mettait le Bouddha à l’abri de la fiente des chauves-souris ; on lui avait même passé autour du cou une écharpe, toute sale et décolorée, ex-voto de quelque pauvre passant. M’imaginant qu’une visite devait être agréable à la vieille image qui, après des siècles de vénération, se trouvait enfouie dans ce coin d’humide solitude, je m’étais assis là, ayant, par respect pour cette très ancienne chose de dévotion, retiré mon casque. Un bruit de pas légers me fit tourner la tête : je pensai que c’était Compeng-Keo ou mon inséparable Su-Ling qui me cherchait pour le déjeuner.

Mais l’être humain que je vis déboucher de l’étroit passage n’était pas de mes compagnons. C’était un petit Chinois, vêtu de robes jaunes, avec un manteau indien rouge à bordure verte qu’une agrafe retenait sur ses épaules. Je ne sais pas qui fut le plus surpris de nous deux… Quant à lui, après m’avoir poliment salué, il retira son manteau, qu’il étendit devant le Bouddha, sur les pierres en désordre. Il commença par allumer trois bougies de cire et trois paquets de baguettes de senteur, puis se mit à faire ses prières, courbant son front sur la poussière des siècles. Je m’écartai par discrétion, songeant à la joie du pauvre Bouddha mutilé en goûtant pendant quelques instans, après tant de centaines d’années d’abandon, la fumée de l’encens et les adorations d’un bonze étranger. Je l’attendis dehors, curieux d’apprendre d’où venait ce pieux Chinois, apparu devant la statue comme pour en affirmer la sainteté, au moment où, l’avouerai-je, je formais le projet de l’emporter… Grâce à Su-Ling, je sus, bientôt après, que j’avais affaire à M. Lek-Hock-Chum, religieux du monastère de Loong-Heug, en Chine. Parti de son couvent depuis sept ans, comme autrefois Fa-Hian et Hiouen-Thsang, deux illustres pèlerins chinois du Ve et du VIIe siècle dont les impressions de route nous ont été conservées, il était allé visiter les lieux où Çakya-Mouni vécut et prêcha ; maintenant il retournait chez lui, ayant parcouru à pied l’Inde, la Birmanie et le Siam. À Bangkok, on lui avait parlé d’Angkor, et il avait voulu ajouter les vieux temples khmers à la liste de ses pèlerinages ; sans se