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tour la plus élevée, dont le plafond s’est écroulé. Un tourbillon de chauves-souris affolées par la lumière descend des combles et s’engouffre dans le passage avec une clameur de petits cris. On sent les bêtes immondes vous frôler de leurs ailes aux membranes froides et leur odeur insupportable prend à la gorge : c’est tout d’un coup une scène de descente aux enfers. Il me semble que je vais assister à une cérémonie d’initiation, et, qu’après, je me trouverai transporté dans la nuit des âges reculés où le temple était animé par la vie d’un peuple.. Et voici que, dans un encadrement de rinceaux et de frondaisons exquises, apparaît la femme étrange dont le souvenir m’a conduit jusqu’ici. C’est la danseuse céleste, l’Apsara, à la gorge parfaite, aux membres plies en des poses hiératiques, tenant à la main la fleur du lotus. Elle est accompagnée de ses sœurs qui lui ressemblent toutes, profilées en longue théorie au pied des murailles écaillées par les temps sans nombre. Dans leurs niches de pierre dentelée, on dirait des mortes restées jeunes et charmantes, laissées là pour témoigner de la grâce de la race disparue…

Compeng-Keo m’arrache à ma contemplation, sa torche va finir et les chauves-souris deviennent inquiétantes. Comment ai-je pu m’oublier au milieu de leurs bruissemens d’ailes, de leur odeur empestée et de leurs attouchemens odieux ? « Réou, réou, Compeng-Keo, vite, vite ! »

On redescend de l’autre côté du couloir par un escalier rapide, sur lequel s’ouvrent à droite et à gauche des galeries et des colonnades, que la toiture accompagne jusqu’en bas par gradins horizontaux, raccordés avec un art très particulier. Je comprends maintenant pourquoi cette entrée surélevée. On n’arrive pas à la pagode sainte en prolongeant du même pas la route que l’on suivait, avec les pensées qui vous accompagnaient en chemin : l’étroit passage par où il faut monter est fait pour rappeler que l’on va pénétrer dans le domaine des choses sacrées et pour obliger, en même temps que l’on gravit des marches, à élever son esprit vers le ciel, vraie demeure des dieux dont le temple n’abrite que 1rs symboles.

Derrière ce premier bâtiment, nous retrouvons une chaussée dallée ; en contre-bas, sont des terrains vagues, des marais et des fouillis d’arbustes. On distingue de petits édicules éboulés qui devaient faire autrefois l’ornement des jardins de la pagode et qui ne sont plus maintenant que le repaire des reptiles et des chauves-souris.