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que c’est qu’« une idée », autrement dit « une forme musicale précise qui vous saisit à l’instant, sans attendre, et de plus une forme féconde, qui contient en elle tout le morceau qu’elle annonce[1] ? » Alors écoutez cette musique, au hasard ; écoutez commencer, avec quelle douceur, et quelle « longueur de grâce » ! l’adorable trio de la prison. Vous plaît-il d’apprendre comment une idée se développe ? Suivez d’un bout à l’autre l’ouverture, non pas celle de Fidelio, mais une de celles de Léonore, qu’on exécute à l’Opéra-Comique avant le second acte. Elle est, tout autant qu’une symphonie du maître, un prodigieux exemple du développement non pas scolastique, tel qu’est souvent celui de Bach, mais psychologique et passionnel, comme l’est presque toujours le développement beethovenien.

Tout est musical en Fidelio, tout jusqu’à l’action, dont nous croyons trop aujourd’hui qu’elle répugne à la musique. Qu’est-ce que le fameux quatuor « du pistolet, » si ce n’est une action concentrée en quelques mouvemens, presque en deux gestes, l’un de menace et de haine, l’autre de défense et d’héroïsme ? Or Beethoven a su transporter et comme ramasser l’action brève et violente en des figures musicales, c’est-à-dire ordonnées, régulières, presque symétriques, égales pourtant à cette action même, à ce raccourci de drame, par la violence et par la brièveté.

Quant aux caractères, aux sentimens, aux âmes enfin, c’est bien par la musique seule qu’elles sont. Avec ce sujet de Fidelio, la poésie, ou la parole, avait fait l’opéra de Gaveaux, puis celui de Paër. Mais la musique a fait l’opéra de Beethoven. Quand Beethoven disait à Paër : « Votre opéra me plaît, je veux le mettre en musique, » il sentait bien que pour animer ces fantoches, pour les changer en créatures immortelles, la vie de la musique bouillonnait en lui. Et dans son œuvre la vie s’est répandue par torrens. Et la musique, admirable ici quand elle se précipite et passe, l’est encore davantage lorsqu’elle se complaît et qu’elle demeure. Que dis-je, demeurer ! Dès qu’elle cesse de marcher ou de courir, elle creuse et elle s’enfonce. À quelle profondeur de tristesse et d’épouvante, dans le duo de Léonore et de Rocco, travaillant ensemble à soulever la dalle funèbre ! Auparavant, dans un autre duo entre les mêmes personnages, une seule réplique de Léonore montre le peu, le rien qu’est la parole auprès d’une semblable musique. Au geôlier qui l’admet, sans la connaître, mais non sans remarquer son trouble, à partager sa triste besogne, Léonore répond, avec embarras

  1. Gounod (manuscrits inédits).