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sinistre des archers, le tintement nocturne de l’heure, le petit quatuor peureux, en sourdine, et tant de refrains étouffés, tant de tremblantes ritournelles. Écoutez maintenant, avant l’entrée dans le cirque, le dialogue de Carmen et de l’une des bohémiennes, restée pour l’avertir et la conseiller. Avec autant de discrétion et de finesse, la musique n’a pas moins d’efficacité et de puissance. Furtive, légère comme un signe de la main ou du regard, vive et même gaie en apparence et à la surface, mais au fond sérieuse, effrayante et fatale. Cette mort, dont les apprêts ou les pressentimens sont pareils, ne frappera cependant pas le même coup. Dans le Pré aux Clercs elle garde quelque chose de noble, de lointain et de mystérieux. Au pied du Louvre, descendant le fleuve royal, c’est le cadavre d’un gentilhomme, tué en duel, que nous voyons passer. Que dis-je, nous apercevons une barque, emportant une forme vague et voilée, sous les étoiles de la nuit. Dans Carmen au contraire, et pour la première fois, le sang jaillit sur la scène. Le meurtre, le cadavre, rien ne nous est caché. Et ce meurtre est un meurtre vulgaire, au couteau, ce cadavre est celui d’une fille. Ainsi la mort, comme l’amour, a changé de caractère et, si je puis dire, de degré. Nous les sentons l’un et l’autre plus bas peut-être mais plus près aussi. L’un et l’autre nous touche et nous trouble davantage, et dans le chef-d’œuvre d’aujourd’hui nous croyons reconnaître mieux ce que nous tenons aujourd’hui pour la vie et pour la vérité.

Vraie et vivante, la musique de Carmen ne l’est pas seulement dans « les endroits forts, » mais dans les moindres épisodes et jusque dans le détail, qui n’est jamais indifférent. Toutes les scènes du premier acte, avant que le drame s’engage, sont délicieuses d’aisance, de justesse et de naturel. Le chœur des gamins, les deux chœurs des cigarières, l’arrivée de Micaela, ses propos avec les soldats du poste, tout cela c’est la vie elle-même en musique ; vie légère, agile et mélodieuse, vie moyenne et pour ainsi dire courante, qui n’a rien de supérieur ou de tragique, rien non plus de comique, encore moins de bouffon. Tout cela, c’est très exactement, très fidèlement l’esprit ou l’idéal français, comme le fut, un demi-siècle avant Carmen, le début de la Dame Blanche, comme le sera le début de la Basoche, quelque vingt ans après. Ailleurs encore, au commencement du troisième acte, ou du dernier, soit dans le chœur des contrebandiers traversant la montagne, soit dans l’entr’acte espagnol, si joyeux par le mouvement et le rythme, si inquiet et si triste par le mode, par la plainte du hautbois mêlée au claquement des castagnettes, nous retrouverons la même note, plus sérieuse seulement et plus profonde. Ainsi, derrière