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L’œuvre tout entière, comme l’introduction, est double. Musique d’amour et musique de mort, cette musique nous paraît, tantôt familière et tantôt inouïe. Micaela sans doute est une figure d’autrefois, sœur plaintive d’Isabelle du Pré aux Clercs, et rêvant comme elle « à la Navarre, à ses montagnes. » Mais Carmen ! Mais José surtout ! À l’Opéra-Comique du moins, l’espèce ou la qualité de leur amour était encore inconnue. On a récemment qualifié de « madrigal » l’aveu du soldat à la bohémienne : La fleur que tu m’avais jetée. Mais dans quel galant couplet, dans quelle « déclaration » de l’ancien répertoire en trouverait-on le modèle ? Est-ce dans Richard Cœur de Lion : « Un bandeau couvre les yeux Du Dieu qui rend amoureux, » ou dans le duo « de la main » de la Dame Blanche ? Serait-ce plutôt dans le Pré aux Clercs et sur les lèvres du sensible, mais respectueux Mergy ? Non, jamais un héros d’opéra-comique ne s’était donné, livré ainsi. Jamais une voix d’homme, jamais un orchestre n’avaient jeté ensemble une plainte aussi tragique, et fait jaillir plus d’amour et de douleur d’un cœur plus désespérément épris.

Faut-il rappeler des beautés si connues : à la fin du troisième acte, dans la sierra, l’étreinte, que la musique encore plus que le geste de José, fait terrible et déjà presque meurtrière ? Dans le dernier duo, au début, les deux apostrophes de José : double, croissante, et furieuse adjuration d’amour ? En vérité Carmen est un sommet et domine deux versans de notre histoire musicale. À l’écouter, on se rappelle la vieille chanson :

L’amour, l’amour qu’on aime tant,
Est comme une montagne haute :
On la monte tout en chantant,
On pleure en descendant la côte !

L’amour pendant longtemps n’avait fait que chanter. Carmen est le premier opéra-comique où l’amour pleure ; et quels pleurs amers !

C’est aussi le premier opéra-comique où l’amour tue. Les dénouemens par la mort sont rares dans l’histoire de ce théâtre ou de ce genre musical. On ne les rencontre guère que chez un maître auquel Bizet ressemble surplus d’un point : Hérold, (mort jeune lui aussi, et qui, lui aussi, trouva dans un récit de Mérimée le sujet et l’occasion de son dernier chef-d’œuvre. L’acte final de Carmen, comme celui du Pré aux Clercs, appartient à la mort, et, dans l’un et dans l’autre, la mort, avant de frapper, s’approche et s’annonce de même. Rappelez-vous, pendant le combat de Comminge et de Mergy, que nous ne voyons pas, tout ce que la musique nous fait entendre : le chœur