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Les faits, ici, parlent d’eux-mêmes et il semble bien que la psychologie du phare s’en éclaire intimement. M. Sébillot n’en estime pas moins que l’absence de traditions sur les phares est simplement due « à ce que la plupart d’entre eux ont été bâtis à des époques récentes. » Pure hypothèse. Sur aucun des anciens phares de l’antiquité et des temps modernes, on ne connaît de légende[1], tandis qu’on en connaît un grand nombre sur certains signaux qui servaient et qui servent encore à la navigation de jour. Par exemple, c’était une coutume jadis chez les vieux pêcheurs, quand on érigeait une balise, de s’ouvrir le bras et d’arroser de sang le trou où elle allait être plantée : double offrande propitiatoire au rocher et à l’abîme. La plupart des « amers » portent un sobriquet, indice presque assuré d’une tradition. Tel l’amer dont parle Mlle Amélie Bosquet et que les marins n’appellent point autrement encore que le Bonhomme de Fatouville : « Un vieux pilote, qui seul savait le cours de la Seine, demanda à Dieu un successeur : le bâton desséché sur lequel il s’appuyait devint un vert pommier affectant la forme d’un vieillard ; l’une des branches semble un bras allongé. Les habitans de Fatouville se cotisent pour l’entretien de cet arbre qui sert toujours d’amer. » Les cloches placées au moyen âge sur certains écueils étaient fées. Il y avait, à Tintaguel, une cloche maudite qui tournait autour des navires pour les égarer. Suivant une autre tradition, rapportée par Violeau, les cloches de Saint-Gildas tintaient d’elles-mêmes lorsqu’un navire était en danger de se perdre. Et si, quand les cloches, les amers et les balises fournissaient avec cette abondance au folklore maritime, la contribution des phares demeurait à peu près nulle, n’est-ce point tout uniment que la légende est fille du mystère et que le phare a pour mission spéciale et formelle de dissiper le mystère ? Qui dit clarté dit évidence. La seule légende qui pouvait naître sur le phare est celle qui a cours chez tous les marins, qui l’enlève à son impassibilité d’instrument pour le hausser à la dignité de personne morale, qui, dans la rude colonne de granit ou de fonte, loge une âme. Et est-ce proprement là une légende ?

  1. D’après Ibn-Khordadbeh, le phare d’Alexandrie s’élevait sur quatre écrevisses immergées. Mais il est bien certain que, par écrevisses, l’auteur entendait une forme spéciale de fondation sur pilotis.