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lumières, pareille à ces couronnes d’étoiles dont les peintres religieux nimbent le visage de Marie. La nuit dissimule les tours qui les portent. On ne voit du phare que son émeraude, le merveilleux rubis, ou la goutte de clarté blanche suspendue à son front ; on ne se rendra compte que plus tard de l’énorme effort, du capital d’énergie et de patience qu’il a fallu mettre en œuvre pour cristalliser cette perle, cette émeraude ou ce rubis. Dans l’aube grandissante, les feux s’apâliront : la tour surgira, pointera comme une dague au dernier plan de l’horizon. Plus rapprochée, on distinguera ses soubassemens, son armature, sa ligne. Telle de ces tours est de métal clair : un bulbe de verre se renfle à l’extrémité de sa tige ; telle autre, carrée, massive, aux créneaux gothiques, ne serait-elle pas ce château de la mer où l’on dit que Morgane accoude sa rêverie ? Et celle-ci, frêle monolithe qu’étaye un trépied à large évaseraient, n’a-t-elle point tenté quelque stylite des nouveaux âges ? Les phares sont habités en effet. C’est peu que l’effort humain ait planté sur l’abîme ces robustes chandeliers de granit ou de tôle : l’abîme a des retours imprévus, de soudaines et inquiétantes révoltes. Sur la flamme près de s’éteindre un esprit veille : plus qu’un esprit, une conscience. Conscience toujours présente, encore que voilée à tous les yeux, et de qui le phare, seul visible sur l’horizon, a fini par emprunter dans l’imagination populaire une sorte de vie supérieure et, comme dit Esquiros, un caractère presque sacré.


I

Si nous sommes redevables à l’antiquité de l’invention des phares, si Alexandrie posséda le premier phare connu, en attendant que l’empire romain, de promontoire en promontoire, illuminât de ses bûchers toute la Mer Intérieure ; s’il n’est point sûr enfin que notre Cordouan soit l’aîné ni même le contemporain de la fameuse lanterne de Gênes, c’est vraiment la France qui, après les grandes guerres de la Révolution et de l’Empire, prit l’initiative des nouveaux arts de la lumière et de leur application au salut de la vie humaine. « Armée du rayon de Fresnel, elle se fit une ceinture de ces puissantes flammes qui entre-croisent leurs lueurs, les pénètrent l’une par l’autre. Les ténèbres disparurent de la face de nos mers[1]. »

Il faut songer qu’en 1789 on comptait à peine dans toute

  1. Michelet. — La mer.