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n’accorde plus à la poésie qu’une tiède et intermittente protection Les trois princes qui avaient jusque-là le plus fait pour elle étaient donc absorbés par des soucis qui n’avaient rien de commun avec le culte des lettres.

Quant aux seigneurs de second rang, les préoccupations politiques sont remplacées pour eux par des soucis financiers non moins graves. Leurs châteaux ont été ruinés, leurs terres ravagées, leurs vassaux dispersés ou décimés. Les troubadours se plaignent amèrement de l’avarice des grands, qui ferment leurs portes à l’heure des repas, se cachent pour manger et boire à l’ombre de leurs murailles : « S’agit-il de donner ? ils sont mous et lâches. De prendre ? Ils retrouvent leur force et leur courage. » On voit bien que les troubadours n’avaient point, comme leurs anciens protecteurs, de finances à refaire en vue d’une guerre prochaine ; et ils ne pouvaient comprendre que, devant cette dure nécessité, le frivole souci de maintenir son rang était bien peu de chose.

« Ce sont ces forts châteaux, dit Guiraut de Borneil, qui ont fait périr dons et festins ; aujourd’hui, on n’est plus gentilhomme si on ne fabrique des mangonneaux, si l’on ne juche, au sommet d’une échauguette, un vilain qui crie toute la nuit : Veillez ! j’ai entendu du bruit. »

Les besoins d’argent étaient si pressans, que l’on recourait pour les satisfaire aux moyens les moins chevaleresques. « Autrefois, dit le même troubadour, j’entendais annoncer des tournois, je voyais se presser des gens en armes ; on parlait pendant toute une saison des beaux coups donnés et reçus. Aujourd’hui, c’est un honneur d’enlever moutons, bœufs et brebis. Honni soit le chevalier qui touche de ses mains un mouton bêlant, qui dévalise le voyageur, et pille les églises ! »

Les intérêts exaspérés entraient en lutte ; les larges donneurs de jadis, devenus rapaces et procéduriers, tombaient entre les griffes de légistes plus rapaces encore. « Le siècle est tout changé, dit en substance Bertran d’Alamanon ; moi qui étais accoutumé aux chants joyeux et courtois, il me faut, à mon corps défendant, m’occuper de plaidoiries, consulter des avocats, rédiger des mémoires. « Comparaissez au jour fixé, me dit-on ; autrement vous perdriez votre procès. » La mention des gens de justice commence à être fréquente jusque dans la poésie ; leur règne est commencé : celui des troubadours n’est pas loin de finir.