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l’esprit chevaleresque tel qu’il régnait parmi les seigneurs du XIIe siècle, se trouvait soumise aux vicissitudes du système féodal et devait tomber avec lui. » Or, c’est bien la croisade albigeoise qui mit fin à ce système. Cette opinion, qui était déjà celle de Diez, est encore celle de M. Paul Meyer, à qui nous empruntons les lignes précédentes, écrites il y a trente ans[1]. Nous nous garderons de contester une théorie que les recherches les plus récentes n’ont fait que confirmer ; nous essayerons au contraire de l’appuyer de preuves nouvelles, en étudiant d’une façon plus précise qu’on ne l’a fait quels devaient être les effets de la croisade sur la civilisation très particulière que nous avons décrite et sur la poésie qui la reflétait.

Les troubadours eux-mêmes, auxquels il paraît naturel de s’adresser tout d’abord, ne nous fournissent que des renseignemens fort vagues. Ils se plaignent que Prix, Jeunesse, Valeur, Courtoisie aient disparu du monde ; ils regrettent le bon vieux temps ; ils accusent la dureté du siècle ; mais si on leur demande la cause du changement qui les désespère, ils restent muets. On peut cependant, en rapprochant les plus précises de leurs plaintes du témoignage des historiens, se faire une idée de la façon dont les choses se passèrent.

Il faut remarquer d’abord que la région la plus cruellement ravagée fut précisément celle qui leur avait offert la plus large et la plus constante hospitalité, et que leurs protecteurs les plus zélés furent les premières victimes de la guerre : de 1209 à 1229, le comté de Toulouse, les vicomtes de Béziers et de Narbonne n’eurent pas un instant de tranquillité ; à partir du traité de Meaux, Raimon VII ne fut plus, malgré quelques tentatives de rébellion, que l’instrument de l’Église. De 1230 à 1245, époque où la Provence passe aux mains d’un comte français, les querelles entre ce prince et Raimon-Béranger ensanglantent plusieurs fois les bords du Rhône et mettent aux prises les deux portions les plus considérables de la population méridionale ; enfin, à partir de 1213, les rois d’Aragon, qui avaient compté jusque-là parmi les plus fermes appuis des poètes, cessent d’intervenir dans les affaires du Midi. Jacques Ier, successeur du chevaleresque et brillant Pierre II, tué à Muret, tout occupé de s’agrandir au détriment des Maures, détourne ses regards des Pyrénées et

  1. Bibliothèque de l’École des Chartes, 1869, p. 246.