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elle aussi, en captivans problèmes. Ce développement est, si on la considère dans ses productions essentielles, aussi spontané que sa naissance. Quelle est la littérature qui eût pu, à cette époque, influer sur elle, sinon celle de la France du Nord ? Or elle n’a emprunté à celle-ci qu’un genre, le genre épique, qui au Midi resta toujours chétif : greffe mal venue, et que l’on pourrait arracher à l’arbre sans qu’il perdît rien de sa force ni de sa splendeur. On s’attendrait donc à trouver dans cette littérature l’image la plus fidèle, la plus adéquate de la société où elle prit naissance. Or le genre qui la constitue presque tout entière, je veux dire la poésie amoureuse, semble n’avoir presque aucune relation avec la réalité. En admettant même que la femme ait occupé, dans la société méridionale, une place exceptionnellement privilégiée, il est tout de même étrange qu’elle soit pour ainsi dire l’unique objet de toute cette poésie. Et sous quelles espèces y apparaît-elle ? Comme épouse ? Comme mère ? Jamais. La jeune fille même en est à peu près absente. Tous les hommages stéréotypés qui remplissent les strophes d’innombrables chansons s’adressent invariablement à des femmes mariées, et il ne paraît point que, habituellement du moins, les maris en aient pris ombrage, satisfaits eux-mêmes, semble-t-il, de courtiser les femmes de leurs rivaux. Si on jugeait uniquement cette société d’après la littérature, on devrait se la représenter comme continuellement adonnée à un flirt qui, pour s’enguirlander de délicates périphrases, n’en poursuivait pas moins un but fort peu innocent et qui nous apparaît même, par les réciproques complaisances qu’il suppose, comme quelque chose d’assez répugnant. Il faut pourtant bien admettre que les grandes dames qui, au XIIe siècle, peuplaient les châteaux, de la Dordogne aux Pyrénées et de l’Adour aux Alpes, n’étaient point toutes des coquines ou des coquettes. Il faut bien admettre aussi que leurs maris, quelque amollis qu’ils pussent être par les loisirs d’une longue paix, avaient d’autres préoccupations que celle de rimer, — ou de commander à des fournisseurs gagés, — des vers galans pour les femmes d’autrui. Quelle est, dans tout cela, la part de la convention et celle de la réalité ? Ces phrases brûlantes, avant de se glacer en formules, ont-elles commencé par exprimer des sentimens vrais ? N’y a-t-il jamais eu là que rêve, fantasmagorie, vains mirages, dont se seraient enchantées des imaginations tournées à la fois vers la volupté et le mysticisme ? C’est ce que nous aurons à nous demander bientôt.