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effet sont resserrés dans les étroites limites d’environ un siècle et demi. Elle n’en offre pas moins, par son indéniable originalité, par la spontanéité de son développement, par l’action qu’elle exerça sur la plupart des peuples de l’Europe, un capital intérêt.

Elle nous apparaît d’abord, dès ses origines, comme soustraite à toute influence étrangère : elle éclôt brusquement, pareille à une fleur qui sortirait de terre sans racine et sans tige. Il est impossible de retrouver, entre les premières œuvres des troubadours et un développement poétique antérieur, un lien quelconque. Au moment où ces œuvres apparaissent, c’est-à-dire vers la fin du XIe siècle, la poésie latine était bien morte, et depuis longtemps. À partir du Ve siècle en effet, si l’on met à part les poèmes théologiques, qui sont moins des œuvres que des actes, l’inspiration y avait fait place aux laborieuses acrobaties d’une rhétorique de plus en plus essoufflée : exercices purement académiques, n’ayant pas plus d’influence sur les esprits que n’en auront plus tard les hexamètres d’un Santeuil ou d’un Porée. La guerre acharnée que l’Église fit aux lettres païennes à partir du IVe siècle, le développement du monachisme oriental, qui, vers la même époque, tendit à remplacer l’étude par la contemplation, avaient fini par produire leurs fruits : le lien était rompu. Ceux qui, aux XIe et XIIe siècles, essayeront de le renouer, les Hildebert de Lavardin, les Alain de Lille, les Jean de Salisbury, les Gautier de Châtillon, seront de véritables humanistes retrouvant, par un effort d’érudition, une littérature disparue. Cet effort, difficile à des clercs, était presque impossible à des laïques : aussi les plus instruits même des troubadours de l’époque classique, ceux qui avaient passé par le cloître ou l’école, n’ont-ils des œuvres antiques qu’une connaissance extrêmement superficielle : certains ont pu, çà et là, citer un vers d’Ovide, se souvenir d’une pensée de Sénèque ; ils n’ont emprunté aux anciens ni le cadre d’une œuvre, ni le moule d’un genre. Que dire des jongleurs qui les précédèrent ? De l’antiquité, ils connaissent peut-être quelques noms ; mais, pour eux, Homère était quelque chose comme un clerc vénérable par son antiquité, et Virgile un magicien fameux.

L’impulsion, que ne donnait point un passé aboli, pouvait-elle venir du dehors ? Non, évidemment. Rien ne faisait encore pressentir l’apparition d’aucune des littératures modernes : les langues mêmes, qui se dégageaient obscurément du latin, ne témoignaient de leur existence que par les quelques mots qui commençaient