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prendre plus ouvertement parti pour les saumons, ni se montrer plus indifférent au bonheur des grenouilles.

Quelqu’un, cependant, est allé plus loin. L’individualisme aristocratique a trouvé son prophète et son oracle dans un homme d’un esprit génial et subtil, mais bizarre, tourmenté, qui a exercé une action puissante sur la jeunesse universitaire comme sur les femmes. La mode s’en est mêlée ; parmi les nombreux et fervens admirateurs de cet écrivain paradoxal, il en est plusieurs qui s’enthousiasment à froid, et l’on est tenté de leur dire comme Sapho : « Bacchante qui n’es pas ivre, que me veux-tu ? » Mais, il faut en convenir, le suffrage universel fait beaucoup de mécontens, et, comme toutes les puissances victorieuses, la démocratie a de mortels ennemis : Frédéric Nietzsche est leur homme.

« L’État moderne fait fausse route, nous dit-il en substance. Il se croit tenu de répandre dans toutes les couches de la société l’air, le jour et la joie ; il ne devrait s’occuper que de créer une élite d’artistes et d’hommes d’action et, dans le nombre, quelques génies supérieurs. Donnez tous vos soins à ces plantes miraculeuses, qui font honneur à la terre qui les nourrit, au ciel qui les éclaire ; s’il leur faut du fumier, ne le leur marchandez pas. En travaillant au bonheur de quelques personnalités privilégiées, vous rendrez les peuples aussi heureux qu’ils méritent de l’être, car, étant nés pour obéir, ils bénissent, ils baisent la verge de fer dont on les frappe, pourvu que cette verge soit intelligente. Si des tribuns imbéciles ou pervers n’avaient corrompu leur bon sens naturel, ils vous diraient eux-mêmes que le gouvernement qu’ils préfèrent à tout autre est la domination d’une aristocratie qui a l’esprit de commandement, ou mieux encore la tyrannie d’un homme extraordinaire, tel que Napoléon Ier, cette incarnation du plus haut idéal que les foules aient jamais connu, ce personnage unique et prestigieux en qui l’inhumain s’unissait au surhumain, Synthesis von Unmensch und Ubermensch. Quant aux moyens que ce tyran emploiera pour accomplir sa mission, il lui appartient de les choisir à son idée. Gardez-vous de lui faire de mauvaises chicanes ; n’attentez pas à sa liberté en lui imposant les sottes règles de la morale commune. Celle que vous lui prêchez est la morale des esclaves et des pleutres. Il n’y a pas d’autre vertu pour les grands hommes que la force, la santé, la puissance. Qu’ils soient puissans, qu’ils soient forts, qu’ils se portent bien, et ils feront bonne litière à leurs bêtes, il y aura toujours du foin dans la crèche ; leur berger leur gagnera le cœur et par les soins qu’il prendra d’elles et par les tourmens qu’il leur infligera. » Voilà