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mésaventure du moine n’est-elle point une esquisse de la nuit tragique où Sancho Pança, rudement empaqueté entre deux pavois (dos paveses) et gisant à terre sur le seuil du palais seigneurial, sent piétiner sur son dos tous les mauvais sujets de Barataria ?

Et le cheval du vieux Rinuccio di Nello, citoyen très antique d’années et jeune de caractère, ne vous rappelle-t-il point Rossinante ? « C’était une sorte de chameau, avec l’échine bossue, une tête en forme de cloche, la croupe d’un bœuf maigre ; au coup d’éperon, il se mouvait d’une seule pièce, comme s’il était de bois, levant son mufle vers le ciel ; il semblait toujours endormi, sinon quand il voyait de loin une jument. » Le maître le nourrissait non d’avoine et de paille, mais de sarmens secs. Un jour, une cavale lâchée file devant lui : le brave cheval rompt la grosse bride à laquelle il était attaché dans la rue, à la porte de son maître, et de courir furieusement. Rinuccio ne trouve plus que la bride brisée. Un savetier lui dit : « Mon ami, votre cheval s’en va là-bas, en aventure, vers Sainte-Marie-Majeure. » Le cavalier prend sa course, tout éperonné, à la poursuite de l’impudente haridelle ; les enfans, les gens de loisir le suivent à toute vitesse. Il criait : « Saint George ! Saint George ! » On arrive au Mercato Vecchio. C’est alors un torrent de foule humaine. Les fripiers, croyant à une émeute, ferment précipitamment leurs boutiques. Les deux bêtes se précipitent contre l’étal d’un boucher dont elles bousculent les viandes. Le boucher s’enfuit chez un pharmacien. Rinuccio criait toujours : « San Giorgio ! » Le maître de la jument, survenu à son tour, bâtonnait, mais en vain, les deux héros de la fête. Le quartier de la draperie s’émeut, voit passer le tourbillon ; les marchands lancent les pièces de drap au fond des échoppes. Le long de la ruelle qui mène à l’Or-San-Michele, et qu’occupent les comptoirs de grains, le ravage est formidable : bêtes et gens passent sur le corps des grainetiers et les monceaux de denrées. Les aveugles groupés à la porte de l’Oratoire, ne comprenant rien au tumulte, se mettent sur la défensive et reçoivent à coups de canne la multitude. Voilà les chevaux et le populaire qui débouchent enfin sur la place des Prieurs. Les magistrats regardent de leurs fenêtres et pensent que la révolution vient d’éclater. On ferme le palais, on arme les sbires, la milice du capitaine. Les deux coursiers se jettent dans la cour de l’exécuteur des hautes œuvres, qui monte chez son notaire et se cache sous un lit. Déjà le peuple en venait aux mains, les armes luisaient, le sang