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jusqu’à ces derniers temps n’y avait mis obstacle, de nombreuses destinations en dehors de l’estomac des hommes.


I

Cette eau de feu apparaît ainsi sous des couleurs plus variées, moins sombres qu’on ne l’imagine en général. Elle est d’un haut intérêt pour la richesse du pays : la récolte d’environ 100 000 hectares du sol français, cultivés en betteraves ou en céréales qui se transforment chaque année en alcool, représente, comme journées de labeur agricole, 10 millions de francs, et 8 millions comme main-d’œuvre industrielle pour la distillation. Cette opération-ci exige à son tour, de la part des usines où elle s’accomplit, une dépense de plus de 400 000 tonnes de houille ; l’outillage est, pour les constructeurs de machines, un élément de travail considérable ; le transport des matières qui servent à l’approvisionnement des distilleries, celui des marchandises qu’elles livrent à la consommation, fournissent à nos chemins de fer une bonne somme de trafic.

Les sous-produits eux-mêmes, drèches, tourteaux, engrais, ne sont point méprisables ; on évalue à 4 millions et demi de francs le carbonate de potasse contenu dans les résidus salins de la betterave. Et nous n’envisageons ici que l’alcool d’industrie, parce qu’à la vérité il constitue, lui seul, les neuf dixièmes du total annuel. Mais quelle ressource les eaux-de-vie de vin, de cidre, de marcs et de fruits divers apportent au budget rural, il suffit, pour l’apprécier, de posséder un coin de terre en pays de raisins, de pommes ou de cerises.

De la rustique chaudière des campagnards, de l’alambic géant du manufacturier, jusqu’au « zinc » humide des cabarets, ou jusqu’à ces carafons symétriques, groupés naguère en des étuis cadenassés sous la dénomination de « caves à liqueurs, » l’eau-de-vie passant de mains en mains, colorée, coupée, sucrée et ingénieusement aromatisée, a rencontré sur sa route le « commis des aides, » comme on disait sous l’ancien régime, l’agent du lise, auquel elle a versé, pour entrer dans le monde, un péage parfois égal au quadruple de sa valeur primitive. De là un nouvel intéressé à la vente : l’État, qui trouve moyen de se faire payer annuellement 270 millions de francs, par les contribuables désireux d’éprouver la sensation d’une brûlure flatteuse dans le gosier.