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inventé de plus, ni de mieux, pour nous consoler de la profondeur de notre ignorance.

Il n’a pas moins bien parlé du mystère, ni moins à propos ; et quand il a dit, le premier, je crois, « qu’il n’est rien de beau, de doux, de grand dans la vie que les choses mystérieuses, » ce n’est pas en poète seulement, mais en philosophe qu’il s’est exprimé. Aucun sentiment n’avait manqué davantage à nos encyclopédistes, ni ne fait défaut, de nos jours même, à plus de nos savans. Que voulait dire celui d’entre eux qui écrivait naguère « qu’il n’y a plus de mystères » ? Comme si le mystère, en admettant que la science pût un jour l’expulser de la nature ambiante, ne se retrouverait pas au dedans de nous, dans l’énigme indéchiffrable que nous sommes pour nous-mêmes, et dont il faut bien convenir que l’obscurité ne s’éclaire qu’à la lueur incertaine d’une vérité plus haute ! Le mystère, qui est la condition de toute poésie, l’est aussi du peu de connaissance que nous pouvons acquérir de nous-mêmes, de notre nature. Et Pascal l’avait dit avant Chateaubriand ; — j’aime, et j’en ai mes motifs, à rapprocher ainsi Chateaubriand de Pascal[1], — mais Chateaubriand l’a dit d’une manière nouvelle, et de la manière qu’il fallait le dire pour émouvoir, pour persuader, pour convaincre ses contemporains. Et c’est pourquoi, Messieurs, si l’influence de Chateaubriand a été grande sur les romantiques, elle ne l’a pas moins été sur un Bonald, sur un Joseph de Maistre, sur un Lamennais, et généralement sur tous les ouvriers qui dans les premières années de notre siècle ont travaillé à venger le christianisme des sottes plaisanteries ou des calomnies de Voltaire et de sa séquelle. Il a, Messieurs, donné le signal ; son œuvre a été l’étincelle ; et, jusque de nos jours, voulez-vous ressaisir les traces de son action ? C’est ici le moment de le laisser parler lui-même, pour confirmer l’idée que j’ai tâché de vous en donner ; pour suivre, de son Génie du Christianisme à la conclusion de ses Mémoires d’outre-Tombe, la continuité de son dessein ; et pour en prendre enfin l’occasion d’ajouter un dernier trait à son caractère.

Il disait donc en 1838 :

  1. On me dira peut-être à ce propos que je me forme une idée de Chateaubriand sur le modèle de Pascal ; mais c’est le contraire plutôt qu’il faudrait dire, et, — la remarque en vaut la peine, — c’est Cousin et Sainte-Beuve, peut-être Vinet lui-même, qui se sont formé leur idée d’un Pascal « romantique, » sur le modèle de Chateaubriand. En tout cas, ce qu’il y a d’étrange, encore aujourd’hui, c’est que l’on continue d’opposer la faiblesse des argumens du Génie du Christianisme à la force apologétique des Pensées ; et ce qu’il y a de certain c’est qu’au fond, quand on y regarde avec un peu d’attention, les raisons générales de croire sont exactement les mêmes pour Pascal et pour Chateaubriand.