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qui ne se rendait pas compte à lui-même de sa direction, elles en font une vérité rationnelle. »

Eh bien ! Messieurs, puisque nous raisonnons, c’est là ce que n’a pas admis Chateaubriand, non plus qu’avant lui Pascal, et c’est, ce qu’il me semble, comme à eux, impossible d’admettre. Chateaubriand l’a bien vu, qu’on ne réduirait jamais une tragédie de Racine ou un tableau de Raphaël à un théorème artistique ; et que jamais on n’expliquerait « rationnellement » la nature des émotions qu’éveillent en nous les chefs-d’œuvre de l’art ! Il l’a bien vu, que l’art tout seul, sous toutes ses formes, suffisait à nous démontrer l’existence d’un autre domaine, plus étendu que celui de l’expérience ou de la raison même, et là, vous le savez, s’est trouvé le principe de la nouveauté de sa critique. Ce n’est pas la raison qui nous fait monter aux yeux les « larmes vaines » dont a parlé de nos jours un autre poète : elle les sécherait plutôt ! Ce n’est pas elle qui fait de Mozart un musicien ou de Raphaël un peintre ! Ce n’est pas elle non plus qui a inspiré à Chateaubriand son Génie du Christianisme ! Si l’idéal n’est pas un vain mot, — et il ne saurait l’être puisque enfin quelques-uns d’entre nous l’ont préféré à la réalité, — l’honneur de Chateaubriand est de l’avoir rétabli dans ses droits ; d’avoir, selon son expression, interposé l’idéal entre notre néant et Dieu ; et je le sais bien, c’est aussi ce qu’on ne lui pardonne pas ; sans oser le dire, c’est ce qu’on attaque dans son œuvre apologétique ; et quand on n’en voit plus d’autres moyens, on change alors l’état de la question, et, du terrain de l’idéal, si je puis ainsi dire, on la transporte sur celui du surnaturel.

Acceptons la feinte, — ce n’en est pas tout à fait une, — et, avec l’idéal, contre le rationalisme étroit et mesquin des idéologues de son temps, oui, convenons que Chateaubriand a rendu à ses contemporains le sens du surnaturel. Il n’a pas méconnu les titres de la raison, ni ceux de la science. Mais il a parfaitement reconnu, cinquante ou soixante ans avant nous, que, de tous les côtés, les prétentions de la raison et les ambitions de la science se heurtaient à l’inconnaissable. Il a répondu à l’argument un peu niais, et si peu philosophique, de ceux qui nient le surnaturel parce qu’en effet l’Académie des sciences ne l’a constaté nulle part[1]. L’immutabilité des lois de la nature, ils n’ont que ce

  1. A Saint-Malo, où je parlais, je ne pouvais guère en dire davantage, et je remercie mon auditoire d’en avoir déjà tant écouté ; mais ici, comme je me doute bien que cette affirmation de la possibilité absolue du surnaturel soulèvera quelques contradictions, je ne suis pas fâché de reproduire ici l’opinion d’un homme que sans doute on n’accusera pas de « cléricalisme. » C’est M. Charles Renouvier, l’un des maîtres de la pensée contemporaine, et la citation qu’un va lire est tirée de son dernier ouvrage : Philosophie analytique de l’Histoire :
    « Nous ignorons les bornes du pouvoir de l’homme sur la nature, ou les limites de ce que permettent de leur côté les lois naturelles, et surtout l’idée que nous avons de ces lois ne peut légitimement s’étendre jusqu’à nous faire affirmer que jamais une volonté supramondaine n’y introduit tel phénomène que leur seul développement spontané n’aurait pas produit… Ainsi la raison et ce que nous connaissons des lois ne nous obligent pas à nier la possibilité des miracles. Nous n’avons pas non plus le droit de dire que « nous bannissons le miracle de l’histoire au nom d’une constante expérience », et « qu’il n’y a pas eu, jusqu’ici, de miracle constaté. »
    Apres cela, je ne veux point faire de M. Renouvier un défenseur du « miracle » ou du « surnaturel ; » et au contraire, c’est dans ce cas, s’il y croyait, que son témoignage perdrait ici toute sa valeur. Mais, parce « qu’il n’y croit pas, je considère comme capital qu’il nous accorde la « possibilité rationnelle » d’y croire : et, n’admettant lui-même ni la « création » ni la « Providence particulière, » je trouve très intéressant de reproduire encore ces quelques lignes de lui :
    « Les raisons que nous avons admises de rejeter le miracle n’ont point de rapport avec les argumens philosophiques pour ou contre la personnalité de Dieu, la création, la Providence générale, et même l’action divine quand elle est supposée interne à l’âme ou de l’ordre moral. Il n’est pas vrai que la négation de ces croyances s’impose à un esprit réfléchi et cultivé, puisqu’elles n’ont pas cessé d’appartenir au domaine des débats contradictoires en philosophie ; et il n’est pas vrai que le cours des phénomènes doive, à cet esprit cultivé, apparaître nécessairement comme un développement invariablement détermine de causes immanentes ; car ce n’est là qu’une opinion, et il en existe de contraires en philosophie. »
    Et il ajoute, à l’adresse de Renan, dont un agrégé de philosophie me vantait récemment la solide culture philosophique : « Mais les non-philosophes sont toujours les plus dogmatiques pour décider, dans les questions de philosophie. » Ch. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, T. II. p. 366 et 368.