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que l’Allemagne ne l’a faite que contrainte et forcée. L’incorrigible conspirateur a émis de nouveau cette assertion le lendemain même de la mort de M. de Bismarck. Peut-être ne l’aurait-il pas fait aussi librement la veille, car il aurait pu s’attirer un démenti. Au surplus, il l’avait reçu par avance. Tout le monde connaît aujourd’hui, d’après sa propre relation, la manière dont M. de Bismarck a tronqué et dénaturé la fameuse dépêche d’Ems dans un déjeuner avec MM. de Moltke et de Roon, après quoi, raconte-t-il complaisamment, il se remit à table avec ses convives, et ils mangèrent tous les trois d’un bien meilleur appétit. Il espérait que la France se sentirait provoquée par le ton qu’il avait su donner à la dépêche, et malheureusement il ne s’est pas trompé. Puisqu’il a revendiqué la responsabilité de la guerre, pourquoi ne pas la lui laisser ? C’est une question à régler, comme il l’a dit un jour, entre lui et son créateur : à l’égard des hommes, elle est éclaircie depuis longtemps. Gardons à M. de Bismarck sa grandeur tragique. La guerre, nous l’avons dit, était entrée dès l’origine dans le plan qu’il avait formé. Il l’a voulue contre l’infortuné Danemark, et il y a entraîné l’Autriche. En agissant ainsi, il savait fort bien qu’il aurait ensuite à se tourner contre l’Autriche, et c’est encore ce qu’il voulait. Il n’ignorait pas davantage que le jour viendrait où il aurait à rendre compte à la France d’une politique où celle-ci s’était laissé duper. Il a lui-même choisi le jour. Rien, en tout cela, n’était imprévu pour lui. Il n’était pas homme à reculer devant trois guerres, et il en aurait provoqué tout aussi imperturbablement une quatrième, s’il l’avait jugée nécessaire, ou seulement utile. Il n’a pas cru qu’elle le fût, et il s’est arrêté. Il a su se borner. Il n’a eu d’autre préoccupation, dans la seconde partie de sa carrière, que de consolider par la paix ce qu’il avait fondé par la guerre, et d’entretenir pour cela entre les puissances de l’Europe, petites et grandes, un équilibre aussi parfait que possible. L’œuvre de conservation qu’il a maintenue pendant vingt ans n’est pas celle qui dans l’histoire lui fera le moins d’honneur. C’est alors surtout qu’il s’est montré génial, parce qu’il s’est contenu dans la prospérité. Ajoutons, pour être complet, qu’il a su merveilleusement diviser les autres autour de lui, et que l’équilibre général qu’il a établi se composait surtout des hostilités latentes qu’il avait su faire naître et qu’il entretenait avec une complaisance discrète. Mais si nous lui rendons la justice qu’il a voulu la paix dans cette seconde période, cela nous permet de dire avec plus d’assurance qu’il a voulu la guerre dans la première, et qu’il l’a faite de propos délibéré. Il s’est mis lui-même, avec une audace sans pareille, au-dessus des panégyristes qui ont essayé depuis