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constatation qui lui a été pénible et amère. Il est mort sans avoir pardonné. En vain l’empereur avait-il tenté un rapprochement impossible ; le prince de Bismarck recevait son maître avec toute la déférence exigée par le protocole, mais ses sentimens restaient irréductibles. Si Guillaume a espéré que la réconciliation qui n’avait pas pu se faire de son vivant s’opérerait du moins sur son cercueil, il s’est trompé. Il offrait au fondateur de l’Empire l’hospitalité du tombeau des rois et des empereurs. Il aurait voulu conduire lui-même, au nom de l’Allemagne, le deuil de son grand chancelier. Il avait rêvé une imposante cérémonie, où il apparaîtrait lui-même comme le représentant de tout un ensemble de gloires rajeunies dans sa personne. Mais M. de Bismarck avait pris ses précautions pour que les choses ne se passassent point ainsi. Ingrat empereur, tu n’auras pas mes os ! Il a exprimé la volonté d’être enterré à Friedrichsruhe, par les soins de sa famille et de ses amis, d’éloigner de sa dépouille les pompes officielles, dont il connaissait mieux que personne la vanité et le mensonge, afin de rester seul dans la mort comme on l’avait laissé seul pendant les huit dernières années de sa vie. Dans la fierté de sa conscience, il savait que sa gloire se suffisait à elle-même, et il n’a pas voulu en prêter les rayons à d’autres. S’éloignant autant qu’il le pouvait des choses présentes, il a ordonné qu’on inscrivît pour toute mention sur sa tombe : « Un fidèle serviteur de l’Empereur Guillaume Ier. » Il n’a associé son nom qu’à celui de son vieux maître, et il a laissé à la reconnaissance de l’Allemagne le soin de venir le chercher dans la retraite où il a langui tristement, où il est mort dans l’abandon, et où il dormira son éternel sommeil.

Nous ne parlerons pas aujourd’hui de son œuvre : le cadre d’une chronique ne suffirait pas pour la contenir. C’est l’homme qui nous intéresse. On a beaucoup répété qu’il était un homme du passé égaré dans notre fin de siècle, et que tout en lui portait le caractère d’une autre époque. Comme on l’a appelé le chancelier de fer, l’imagination contemporaine se l’est volontiers représenté sous les traits d’un chevalier du moyen âge, couvert de son armure, et cachant sous l’épais métal les pensées, les sentimens, les aspirations d’un autre âge. Il y a beaucoup de banalité dans cette appréciation portée sur un homme qui aurait voulu, comme il disait, faire de la politique en caleçon de bains. Nous regrettons d’avoir à la contredire puisqu’elle paraît satisfaire beaucoup d’esprits ; mais, à parler franchement, M. de Bismarck ressemble à tous les grands personnages historiques qui ont rempli une tâche analogue à la sienne. On ne crée pas un empire sans faire intervenir