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être un « conservateur. » Il le sera à sa façon, mais il le sera.

En somme, et voilà donc une première surprise, le marchand de vins vaut mieux que sa réputation. Qu’il le veuille ou non, il est assurément un démoralisateur. Il propage par métier l’alcoolisme, ne peut pas ne pas le propager, et contribue ainsi à la corruption générale, mais avec innocence, et, comme homme, au demeurant, se révèle plutôt un brave homme. Il est vaillant, risque son « bien », se condamne à vivre dans un monde qui n’est pas toujours le sien, doit y déployer du courage, du bon sens, de la fermeté, et s’embarque un peu dans cette vie comme le colon pour les colonies. J’ai longtemps vu dans le débitant, pour ma part, un industriel douteux, mais on le voit mal en le voyant ainsi, et il n’est pas sans qualités. Il a de l’énergie, du loyalisme, de l’humanité, et, dans ses mœurs professionnelles, pratique une solidarité familiale. Pas un marchand de vins n’a un enfant, n’en marie un, ou ne se marie lui-même, sans que la corporation ne s’en réjouisse. Elle a un journal, le Journal officiel de l’Union syndicale, et la lecture en rappelle l’honnête Berquin. Les vœux pour les noces, les souhaits pour les naissances, les regrets pour les morts, les marques d’affliction ou de joie, les souvenirs et les effusions de toutes sortes le remplissent, et tout cela bonnement, sincèrement, sans banalité. Quant à la politique, aux élections, pas une ligne ! Vous trouvez là des renseignemens commerciaux, des indications techniques, des recettes de matelotes, des recommandations de politesse, des études sur le mouillage, le plâtrage, la casse, la mise en cave, mais de la république, de la monarchie, du radicalisme, du socialisme, de l’anticléricalisme, pas un mot, pas une syllabe ! C’est, là-dessus, la même abstention, le même mutisme, presque la même pudeur, que dans une revue de demoiselles !


V

Il ne faudrait pas, malgré tout, en conclure que jamais, ni sous aucune forme, le marchand de vins ne s’occupe de politique, mais la vérité est qu’il s’en occupe moins qu’on ne le croit, et autrement qu’on ne le pense. Il a sa politique, et il y joue son rôle, mais ils ne sont pas toujours ceux qu’on lui prête, et c’est ici le moment de préciser.

D’abord, et nécessairement, il incarne l’influence que représentent,