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encore en deçà du pont. Il venait de monter dans sa chaise de poste retrouvée par hasard au milieu des équipages abandonnés et que l’on achevait de ratteler. Entendant les hurrahs ! il la quitta précipitamment, reprit son cheval et parvint à s’échapper avec quelques cavaliers. Les Prussiens dévalisèrent la berline, qui contenait un nécessaire, une épée, un lit de fer et un uniforme de rechange dans la doublure duquel étaient cousus des diamants en grains de la valeur d’un million.

Blücher avait poussé jusqu’à Genappe avec le corps de Bülow. Il s’arrêta pour coucher à l’auberge du Roi d’Espagne. Presque aussitôt on y amena sur une civière d’ambulance le général Duhesme. A la dernière heure de la bataille, Duhesme était tombé grièvement blessé entre Plancenoit et Rossomme ; quelques soldats dévoués l’avaient relevé et porté jusque près de Genappe où il avait été fait prisonnier par les Prussiens. Le feld-maréchal vint le visiter et le recommanda au chirurgien de son état-major. Mais la blessure était mortelle ; Duhesme mourut la nuit suivante. Bien que brisé de fatigue, Blücher ne voulut point se mettre au lit avant d’informer de sa victoire son vieux camarade Knesebeck : « Mon ami, la plus belle bataille est donnée. Les détails suivront. Je pense que l’histoire de Bonaparte est terminée. Je ne puis plus écrire, car je tremble de tous mes membres. L’effort était trop grand ! »


XIII

Au de la de Genappe, la poursuite s’accéléra. Aucune troupe en ordre ne formant plus arrière-garde, les Prussiens sabraient impunément dans la foule éperdue. « C’était une vraie chasse, dit Gneisenau, une chasse au clair de lune. » La grande route, les chemins vicinaux, les traverses, les champs aussi loin que portait la vue, étaient couverts de soldats de toute arme, cuirassiers démontés, lanciers sur des chevaux fourbus, fantassins ayant jeté fusils et havresacs, blessés perdant leur sang, amputés échappés des ambulances dix minutes après l’opération. Sans nulle autorité sur ces hommes, et d’ailleurs non moins démoralisés et ne pensant comme eux qu’à leur propre salut, des capitaines, des colonels, des généraux marchaient confondus dans la masse des fugitifs. Durutte à cheval, mais aveuglé par le sang qui coule de son front ouvert, a pour guide un maréchal des logis de cuirassiers.