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peu suspect, le viveur aux abois, l’homme du monde chargé de prises de corps, de protêts et de saisies, l’orateur qui avait débuté au milieu des éclats de rire d’une Chambre dédaigneuse, se trouva un polémiste de premier ordre. Il harcela Robert Peel. Il donna aux agrariens, affligés de mutisme, la joie de voir exprimer leurs préjugés, ou servir leurs rancunes dans un style alerte, spirituel, et de voir leur égoïsme et leur ignorance prendre un air de raison et de désintéressement. Disraëli sentit vite ses avantages : si l’on avait cru l’engager comme un simple officier de fortune pour le casser aux gages à la première occasion, il ne l’entendait point ainsi. Les conservateurs, en prenant ce mercenaire, s’étaient donné un maître et rien ne les pouvait plus affranchir du joug de cet habile homme. Le premier rang, seulement, d’abord à la Chambre des Communes, puis à la tête du gouvernement, pouvait satisfaire cet ambitieux de haut vol. Il n’était pas homme à souffrir qu’un Gladstone, en rentrant dans le parti, devînt son rival et lui jouât le tour d’offrir aux tories, un peu ébahis de leur aventure, le choix entre lui et un chef, né gentleman et chrétien, doué de talens éclatans et d’une réputation sans tache.

Le dé en était jeté. Gladstone ne pouvait plus s’établir au foyer où déjà s’était assis Disraeli. Le destin avait irrévocablement décidé que le plus grand conservateur du siècle deviendrait le héros et le chef du radicalisme, tandis qu’un petit juif, sceptique et révolutionnaire jusqu’à la moelle des os, deviendrait le chef et le héros du conservatisme en Angleterre. Les étapes de ce long voyage n’avaient pourtant point encore été franchies. Gladstone demeura douze ans en marge des partis. Ce n’est point à dire que pendant tout ce laps de temps il fut exclu du pouvoir. En décembre 1852, le comte d’Aberdeen lui offrit la succession de Disraeli comme chancelier de l’Echiquier. Il venait de prendre part avec éclat, contre lord Palmerston, au fameux débat sur Don Pacifico. Alors que le vieux Pam, tout ministre des affaires étrangères qu’il était, avait lancé au monde entier le défi de son Civis romanus sum, Gladstone avait noblement protesté contre cette première explosion du chauvinisme impérialiste et jingo. Il ne se distingua pas moins par la courageuse indépendance de son attitude dans l’affaire de la création par Pie IX de la hiérarchie catholique avec titres territoriaux en Angleterre. Les passions antipapistes s’étaient embrasées. Lord John Russell avait cru devoir les flatter en présentant ab irato un bill