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supérieur à celui de l’excellent pain qu’ils possèdent aujourd’hui. L’ouvrier, forcé de réserver à l’achat de cet aliment indispensable une plus grande part de son budget, avait ainsi moins de faculté de se nourrir d’autre chose, et la cherté même du pain obligeait les pauvres gens à en manger davantage.


III

Adam Smith était tout près de regarder comme extraordinaire ce temps où le prix de la viande s’élève assez haut pour qu’il y ait autant de profit à employer la terre à l’alimentation du bétail qu’à l’alimentation des hommes ; pour qu’il fût, en d’autres termes, aussi avantageux au cultivateur de faire de l’herbe que du grain. « Arrivé à ce niveau, ajoutait-il, le prix du bétail ne peut plus beaucoup hausser. » Cette observation devait être suggérée à l’auteur de la Richesse des nations par la plus-value importante des animaux de boucherie, qui se produisait sous ses yeux dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Le kilo de bœuf était arrivé, sous Louis XVI, à valoir trois kilos de froment ; tandis qu’antérieurement, il n’en valait que deux. Ce rapport nouveau du bétail aux céréales n’était pas sans exemple : à la fin du XVe siècle, un poids donné de viande se vendait le triple du même poids de blé. Mais qui donc, au temps d’Adam Smith, se souciait des chiffres du XVe siècle ? L’état de la science agricole ne faisait guère prévoir que l’on parviendrait à multiplier le rendement des vieilles terres, et l’état des moyens de transport ne permettait pas d’imaginer que bientôt des grains, issus de terres nouvelles, iraient se promener sur le globe en quête d’acheteurs. Ces deux causes ont eu pour résultat d’immobiliser en Europe la valeur du blé, tandis que celle de la viande augmentait encore ; si bien qu’aujourd’hui, ce n’est plus 2 kilos de froment, comme sous Louis XV, ni 3 kilos comme au temps de la Révolution, mais bien 7 kilos de froment qu’il faut payer 1 kilo de bœuf : celui-ci coûte 1 fr. 70, l’autre 24 centimes.

Instruit par l’expérience de l’histoire, je me garderai bien de tirer, du changement de rapport des prix de la viande avec ceux du grain, la formule d’une de ces lois, soi-disant « nécessaires, » à laquelle le train journalier du monde viendrait, demain peut-être, donner quelque éclatant démenti. Je ne vois, — à cet écart grandissant, entre les cours des deux denrées, — aucune cause