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sont fauchées d’un seul coup des milliers d’existences. On remarque, en dépouillant les actes paroissiaux, que les périodes de mortalité correspondent presque toutes aux époques de cherté du grain. La mort est l’argument décisif par lequel la population appuie ses doléances. Lorsque les États provinciaux, intendans ou publicistes déclarent que les paysans « sont contraints de paître l’herbe ; » lorsqu’ils montrent l’habitant d’une région sans récolte, errant, égaré par la douleur, réduit à « ramasser dans les ruisseaux des boucheries du son mêlé de sang, » on doit craindre qu’ils n’amplifient ; mais les récits des chroniqueurs et les rapports des fonctionnaires sont documentés. Notre temps n’entend plus ce cri, poussé parfois d’un bout à l’autre du royaume, sur la détresse d’alimens, sur la faim transformée en passion, puis en supplice. Le drame du pain, au dénouement funèbre, ne se joue plus, du moins en France. Il est si oublié qu’il en devient improbable. Nos fils auront quelque peine à y croire.

Si l’objet de cette étude ne m’engageait à me renfermer dans le domaine précis des chiffres, il serait aisé de multiplier les détails cruels. En dehors des famines bien connues de 1694 et de 1709, les deux derniers siècles subirent plus de vingt-cinq années où la pénurie de grain se fit rudement sentir. Exprimés en monnaie de nos jours, d’après la puissance d’achat de l’argent, les prix moyens de l’hectolitre de froment furent de 64 francs en 1608, de 74 francs en 1624, de 85 francs en 1631, de 70 francs en 1636 et 1637, de 56 francs en 1660, 1661, 1662 ; de 67 francs en 1710 et 1714, de 62 francs en 1793. L’abondance exceptionnelle de certaines récoltes et le bon marché qui en était la conséquence ne compensaient nullement les disettes des heures désastreuses, ni pour la bourse, ni pour l’estomac du travailleur ; et lorsque ce travailleur était un rural, c’est-à-dire un producteur, ce bon marché excessif le mettait mal à l’aise.

Les moyennes annuelles se composent en effet de prix si divers que, dans les temps modernes comme au moyen âge, la pléthore d’une province coïncidait avec l’indigence d’une autre, sans qu’elles parvinssent à se porter un mutuel secours. Le blé vaut, en 1605, 38 francs à Agen et 7 fr. 50 à Strasbourg. En 1612, il vaut 29 francs à Lille et 7 francs à Caen. En 1630, il monte jusqu’à 41 francs à Tulle et s’abaisse jusqu’à 11 francs à Châteaudun ; prix intrinsèques, qu’il faut doubler ou tripler pour avoir leur valeur actuelle. Sous Louis XIV, le blé se vendit, en 1670, 31 francs