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chefs-d’œuvre, d’abuser un peu des citations. Ce qui manque à tous les hommes de lettres au Canada, c’est, comme le disait très bien l’un des plus connus, Octave Crémazie, le poète, c’est d’avoir une langue à eux, de parler iroquois ou huron, car ils auraient alors des chances pour être traduits. Ecrivant en français, comme les Belges, ils n’ont pas, à proprement parler, de littérature nationale ; ils sont de simples « colons littéraires. « Octave Crémazie regrettait qu’avant Fenimore Cooper il ne se fût pas trouvé un Canadien capable d’initier l’Europe aux splendeurs de la forêt, aux exploits légendaires des sauvages et des trappeurs. Il eût certainement approuvé Mlle Barry, qui signe Françoise des récits champêtres, de s’appliquer à rendre avec sincérité la physionomie et le langage de ses personnages[1].

Ce fut Mlle Barry qui m’adressa une invitation pour la réunion de la société du château Ramezay. Et là, ni plus ni moins qu’à Boston, je me trouvai au beau milieu d’un club. On n’ose prononcer ce nom défendu, et le but est assez hypocritement déguisé sous apparence de collections historiques. Rien de plus légitime que de rassembler les curiosités de la province dans ce vaste bâtiment, qui date de 1705 et servit quelque temps de résidence officielle aux gouverneurs anglais. Deux salles renferment beaucoup de vieux portraits accrochés au-dessus d’armes rouillées, de flèches sauvages à pointes de silex, de débris variés de toute sorte. La cloche de Louisbourg, offerte par Mlle Barry, n’est pas l’objet le moins précieux. Il semble qu’elle sonna le glas de cette ville forte, à jamais disparue, qui vit toute sa population transportée en France à la fois, tandis que la garnison décimée partait captive pour l’Angleterre. La société féminine des antiquaires au château Ramezay me montra, pour la première fois, ce qui est la caractéristique de Montréal, deux mondes de nationalités et d’habitudes différentes subsistant côte à côte sans se mêler. Dans la ville, c’est ainsi : les Français, qui forment plus de la moitié de la population, habitant les quartiers de l’est, les Anglais vivant à l’ouest, avec la grande rue Saint-Laurent entre eux comme un abîme. De même les membres anglais et français de la société des antiquaires se séparent instinctivement malgré le trait d’union créé par leur présidente, qui porte le nom écossais de Mac Donald, tout en étant de la famille du

  1. Fleurs champêtres, par Françoise ; Montréal, 1895. — Fleurs très fraîches et d’une très savoureuse couleur locale.