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me demandai si c’était par courtoisie pour moi, car j’étais bien sûre d’être la seule Française du village, mais, regardant alentour, je découvris beaucoup de grands gars aux larges épaules, bien plantés sur leurs jambes, qui ne ressemblaient ni de type, ni de carnation, aux citoyens de l’endroit. C’étaient des Canadiens revenus en ces parages, qu’autrefois ils ravagèrent si souvent en compagnie des Indiens ; revenus, dis-je, avec des intentions pacifiques désormais, pour travailler à la terre. Ils gagnent ainsi de l’argent, qui leur profite peu car ils le dépensent à mesure ; on les voit rentrer au pays avec de beaux habits, une montre dans le gousset ; au fond, ils feraient mieux de rester chez eux à défricher le sol natal, mais la passion du voyage, du déplacement, de l’aventure, et je ne sais quel atavisme, les emportent. Le prêtre, toujours missionnaire, de même qu’il accompagnait leurs aïeux au combat, les suit volontiers aujourd’hui dans ces pacifiques expéditions, à moins qu’ils ne soient sûrs, comme dans le cas actuel, de trouver un curé parlant français.

Ils n’avaient emmené à S.-B. que la maîtresse d’école. Oh ! celle-là, je suis bien sûre qu’elle n’avait pas de brevet ! Elle me fit l’effet d’une petite paysanne tout inculte, quand elle me rendit visite, introduite par la femme de chambre irlandaise, qui était son amie. Je me rappelle avec quelle attention elle écoutait ce parler de Paris, nouveau pour ses oreilles et qu’évidemment elle jugeait incorrect ; de son côté elle ne devait pas enseigner une langue très pure, mais du matin au soir, tandis que les parens étaient aux champs, elle donnait à leurs enfans ses soins, son temps, sa vie, dans une espèce de grange qui lui servait d’école. Elle ne se réservait même pas le dimanche ; à l’église, elle aidait le curé, réunissant les siens pour le chapelet qu’elle récitait avec une rapidité prodigieuse. Seul un moulin à prières aurait pu rivaliser avec elle. Et cette pauvre petite figure noiraude, mal fagotée, avait sa grandeur ; elle se tenait au milieu de son peuple comme l’image même de la paroisse absente.

Ce qui devait lui être le plus étranger, c’étaient les livres, mais nombre de Canadiens sont dans le même cas. Sous prétexte qu’il existe de mauvais livres, ils se défendent même les bons : jamais je ne m’étais doutée, avant d’avoir causé avec eux, — je parle des gens éclairés, — qu’autant d’œuvres littéraires fussent à l’index, et il n’y a rien de plus vide, de plus désolé qu’une librairie de Québec, si ce n’est le même magasin à Montréal. Mais,