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révérence. Les couplets ont été, à l’époque où ils franchirent l’Océan, expurgés de toutes les gaillardises qu’ils renfermaient sur l’autre rive ; mais la chanson, d’ailleurs, reste intacte, telle que les ancêtres l’ont apportée de Poitou, de Bretagne ou de Normandie, avec quelques modifications parfois dans le rythme qui semble s’être comme élargi devant de plus vastes horizons ou pénétré de la mélancolie des imposantes solitudes. L’une de mes meilleures soirées fut passée chez un excellent musicien, qui est aussi archéologue de mérite et causeur plein d’esprit, à entendre de charmantes voix dire des chansons du pays où je retrouvais les refrains villageois de mon enfance. La Claire Fontaine d’abord, qui est l’air national du Canada tout autant que :

Vive la Canadienne !
Et ses jolis yeux doux !

Puis les chansons favorites de la veillée, celle dont le bûcheron remplit les échos de la forêt, celle que le voyageur solitaire se chante en canot sur la cage, sur le radeau de bois flotté : A Saint-Malo, beau port de mer, Dans les prisons de Nantes, En revenant de la jolie Rochelle, et ceci qui vous fait sentir pour ainsi dire la fraîcheur des brises du grand fleuve :

V’là l’bon vent ! v’là le joli vent !
V’la l’bon vent, ma mie m’appelle.

Elles seraient innombrables, ces chansons rustiques. M. Ernest Gagnon a choisi les plus originales, les a écrites telles qu’il les entendait de la bouche des habitans, puis publiées avec annotations, en indiquant leurs sources, les formes de langage, les tours particuliers, la révélation des traits de mœurs et de caractères qu’elles contiennent. C’est un ouvrage de réelle valeur, où l’on a déjà beaucoup puisé.

— Presque tous nos chants populaires, fait observer M. Gagnon, se rapprochent de la tonalité grégorienne.

Il ne veut pas voir dans cette tonalité un reste de barbarie et d’ignorance, mais une des formes infinies de l’art, forme parfaitement rationnelle et propre à l’expression des sentimens religieux.

« — Remarquez que le violon est le seul instrument connu dans les campagnes ; point d’instrumens à sons fixes, de musette, de vielle, de biniou, auxquels on pourrait faire remonter une certaine éducation de l’oreille. Lorsque le peuple chante, il obéit sans le savoir à un ordre créé par le rapport existant entre les choses