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pas ce trait d’un noble Magyar qui, dans une chasse à l’ours, voyant venir à lui la bête, à peine en avance de quelques pas sur la ligne des rabatteurs, tira quand même, au risque de tuer l’un des paysans, et qui, comme son voisin le lui reprochait, répondit avec une placidité superbe : « Eh bien ! après ? Ne vaut-il pas mieux tuer un Slovaque que de manquer un ours ? » — Le Slovaque, pour le Magyar, n’a que la forme d’un homme, et tel propriétaire hongrois, qui n’oserait battre un ouvrier de sa race, professe hautement que le Slovaque ne peut et ne doit être conduit qu’avec des coups. De quoi les Slovaques se vengent, quand l’occasion s’en offre, et de quoi, en attendant, ils ne cessent de se plaindre, faisant retentir l’Europe des cris de leur indignation[1].

Entre Magyars et Roumains, comme, du reste, entre Magyars et Croates, on sait que les relations ne sont pas meilleures. Toutes les nationalités non magyares gémissent sous le joug, suivant elles, écrasant, de la Hongrie, que quelque injustice de la force leur a imposé. C’est-à-dire que les Roumains veulent la Transylvanie ou du moins une partie de cette principauté aux Roumains, et que les Croates veulent aux Croates l’ancien royaume de Croatie-Dalmatie-Slavonie. Mais, de cet ancien royaume, les Serbes des Confins militaires, eux aussi, veulent un morceau, que les Hongrois n’entendent céder ni aux uns ni aux autres. Dans le monde officiel de Budapest, on estime universellement que la Croatie jouit d’une autonomie très suffisante, et les plus libéraux, parmi les hommes politiques, se plaçant toujours au point de vue de l’Etat magyar, consentent tout au plus à ce que Slovaques, Roumains, Croates et Serbes aient, en Hongrie, non plus sous la Hongrie, des droits de citoyens, plutôt que de sujets magyars. Nul ne va au-delà, du côté magyar ; mais, du côté opposé, nul ne va jusque-là, et pour Slovaques, Roumains, Croates et Serbes, être « sujets » ou être « citoyens » magyars, c’est tout un, puisqu’ils ne sont pas Magyars et tiennent comme à leur vie, davantage peut-être, à ne le point devenir. En même temps, et subsidiairemont, les Serbes tiennent à n’être pas des Croates, les Croates à n’être pas des Serbes. Non seulement, — bien que l’union, de longtemps proclamée, soit réglée depuis trente ans par un compromis, — l’unité n’est pas faite (et ce compromis lui-même en est une preuve) de la Croatie et de la Hongrie ; mais elle a

  1. Voyez Alexandre Papkoff, l’Esclavage au centre de l’Europe, Saint-Pétersbourg, 1889.