Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 148.djvu/310

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en le corrigeant un peu, le fameux adage ; ils diraient d’elle, quelque désir qu’ils aient de la faire revivre : Su ut fuit, aut non sit ! Mais, d’autre part, quel paradoxe que de poursuivre l’unité de ce qui est si manifestement double ! Et comme on sent bien que ce paradoxe, si on le réalise, on ne le maintiendra que par la force !

Tout, en effet, dans les rues de Prague, crie qu’il y a ici deux nations, deux langues, deux cultures, deux peuples et deux races. Lisez les enseignes sur les boutiques : le prénom du marchand y est peint en deux langues, en allemand et en tchèque. Demandez à entendre une leçon à l’Université : il y a deux universités, l’allemande et la tchèque. Pour le théâtre aussi vous avez le choix : il y a l’allemand et le tchèque. Il y a un enseignement tchèque, une musique tchèque, une peinture tchèque, qui ne sont pas l’enseignement allemand, ni la musique, ni la peinture allemandes. Il y a des fondations tchèques, — comme cette Académie du comte Straka, dont la longue façade s’aligne, gaie et blanche, au bord de la rivière, — qui ne sont pas à l’usage des Allemands, et ont, soit pour objet, soit pour effet, de conserver pure et intacte l’âme tchèque. Il y a deux sociétés, deux mondes clos, interdits l’un à l’autre, qui s’ignorent, ou ne se connaissent que pour se combattre et ne se rencontrent que pour se heurter. Il y a des hôtels allemands où un Tchèque vous reprochera amèrement d’être logé ; des restaurans, des brasseries tchèques où un Allemand ne s’aventurerait pas sans imprudence. Le professeur Mommsen a eu grand tort d’appeler sur les crânes tchèques les coups des bâtons allemands ; car il pousse aussi du bois vert dans la Bohême tchèque et il est arrivé plus d’une fois que les Allemands l’aient appris par expérience ; — du moins, il court à Prague mainte anecdote qui le prouverait.

Aussi les ordonnances sur les langues qui, redisons-le, en tant qu’ordonnances, n’étaient rien, ou peu de chose, ont-elles donné le signal d’une véritable guerre civile ; dès le mois de juillet dernier, la vie, jusque-là déjà difficile, était devenue à peu près impossible à un Allemand en pays tchèque, à un Tchèque en pays allemand. Le sous-préfet d’Eger, ville allemande, coupable seulement d’avoir exécuté les instructions, — à l’avis des Allemands trop favorables aux Tchèques, — du gouverneur et du ministre, ne trouvait plus, à Eger même, le vivre ni le couvert ; et chaque soir il prenait le train, non par plaisir, mais par