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rencontra une vieille femme qui, l’abordant avec un sourire amical, l’invita à venir se reposer dans sa cabane. Il accepta, malgré sa crainte d’un nouveau piège, et la vieille l’emmena chez elle, après lui avoir recommandé de cacher son visage sous son capuchon.


Elle le fit entrer dans une petite chambre de pauvre apparence, mais propre, et douce, et avenante à souhait. Et a peine y fut-il entré qu’il recula d’un pas, et puis se tint, immobile, sur le seuil. Car ce qu’il y avait dans la chambre, en outre de l’humble mobilier, c’était une jeune fille qui s’était levée pour le recevoir. Elle était grande et svelte, vêtue d’une robe bleue ; elle avait, en abondance extrême, de beaux cheveux d’un brun sombre, ses yeux étaient gris, son menton rond et délicat, ses joues un peu creuses, mais dans le creux de ses joues il y avait un charme, un attrait infini. Et la vieille lui dit, sans paraître remarquer le trouble d’Osberne : « Eh bien ! enfant, je me suis attardée, mais voici que je t’amène le présent d’un hôte, un bon chevalier qui vient d’échapper au péril de mort. Hâtons-nous de lui donner à manger et à boire ! » Mais Osberne se tenait toujours immobile ; et à peine s’il savait où il était ; et il regardait le sol, à ses pieds, comme si le flot qui sépare coulait en mugissant entre la jeune fille et lui : car dès que ses yeux avaient aperçu la jeune fille. il avait reconnu que c’était Elfhilde.


Force lui fut, cependant, de sortir bientôt de son immobilité. Trois hommes parurent, devant la porte, qui n’étaient autres que les brigands qui l’avaient blessé par traîtrise. Ils s’attablèrent, se firent servir à manger et à boire ; et comme l’un d’eux essayait méchamment d’embrasser la jeune fille, Osberne s’élança vers lui, l’épée en main. Dès l’instant d’après, les trois hommes étaient morts.


Les deux femmes, cependant, restaient debout, éperdues de frayeur. Et la jeune fille dit, d’une voix tremblante : « Amie, qu’est-ce là ? Que s’est-il passé ? — Silence, ma chère, répondit la vieille : tu n’as plus qu’un moment à attendre, après tant d’années ! » Et en effet voici qu’Osberne, lentement, se retourna vers elle, le visage découvert. Et elle le regarda, et toute angoisse disparut de ses traits, et rien n’y resta plus que la douceur du joyeux amour. Et elle s’écria : « O mon bien-aimé ! Où est maintenant le flot qui sépare ? » Et ils se tenaient là, dans les bras l’un de l’autre, comme si les longues années n’avaient pas existé.

Telle est l’histoire que s’amusait à raconter, lorsque la mort est venue le surprendre, l’imprimeur, décorateur, poète et sociologue anglais William Morris. Ou, plus exactement, il avait fini déjà de la raconter, et il s’amusait à dessiner pour elle un frontispice tout à fait imprévu. Ce frontispice, en effet, n’est pas une image, mais une carte,