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Américains, faisant fondre la statue de bronze de George III pour en fabriquer des canons ; on s’extasiait d’une cloche nouvellement placée dans la tour de Philadelphie, sur laquelle étaient gravés ces mots : J’annonce à la patrie la liberté. C’était de l’engouement plutôt qu’une adhésion mûrement réfléchie ; mais ces impressions superficielles passaient dans le peuple, qui les prenait au sérieux. Le marquis de la Rouerie fut des premiers à gagner le Nouveau Monde ; il était en Amérique avant même que Lafayette eût quitté la France. Il venait là chercher l’indépendance et les aventures ; ni les unes ni l’autre ne lui firent défaut.

Au moment d’aborder, après une traversée de deux mois, le vaisseau qui le portait fut attaqué par une frégate anglaise ; la moitié de l’équipage fut tué, le navire prit feu, la sainte-barbe sauta, tout le chargement fut perdu ; et c’est à la nage que la Rouerie aborda, sans un vêtement, avec ses trois domestiques également nus, la terre de la liberté.

Pareil incident n’était pas pour arrêter un homme de cette trempe : ayant obtenu de Washington l’autorisation de lever une légion, il s’occupa tout aussitôt de recruter des volontaires ; mais les Français étaient assez mal vus, alors, en Amérique. Les premiers qui s’étaient offerts avaient révolté les colons par leurs prétentions et leur hâblerie ; et la froideur de l’accueil que reçurent les propositions de la Rouerie avait toute l’apparence d’un congé. Pourtant, comme il était tenace et qu’il voulait se battre, il acheta, moyennant la somme modique de deux mille quatre cents livres, le commandement d’un corps franc qu’avait formé un major suisse, et il se trouva prêt pour l’entrée de la campagne de 1777.

Nous ne suivrons pas toutes les péripéties de cette étrange période de sa jeunesse. Il nous suffit, pour le moment, de marquer l’influence que ce roman vécu exerça sur son caractère : le commandement d’une troupe d’irréguliers, la liberté absolue de ses mouvemens, la guerre de surprises et de ruses, les nuits passées à l’embuscade, l’attrait du danger, les campemens improvisés, cette existence de partisan, sans souci du bien-être ni du lendemain, sans loi, sans préjugés, sans sujétion, entrait si bien dans ses goûts qu’elle lui valut rapidement la réputation d’un héros, en même temps qu’elle le rendait impropre à se plier désormais aux étroites obligations de la vie européenne. En peu de temps, le nom du colonel Armand, — c’est celui qu’il avait adopté, —