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— Sans doute, mon frère, c’est Dieu que vous cherchez ? lui dit dom Lepé, père portier du couvent, lorsqu’il se présenta.

— Non, répondit brusquement la Rouerie, ce sont les hommes que je fuis.

Mais le hasard voulut que le comte de la Belinaye, chassant quelques jours plus tard aux environs de Soligny, rencontrât les moines du couvent qui travaillaient dans les champs. Il s’approcha de l’un d’eux pour demander son chemin et pensa tomber de surprise… Sous le capuchon de bure il avait reconnu son neveu ! On s’explique ; le jeune homme fait part de ses déboires amoureux : une fille d’opéra l’a repoussé par un scrupule inexplicable.

— Son nom ?

— C’est la Beaumesnil.

La Belinaye comprend : sa maîtresse a voulu lui rester fidèle ; un si beau trait enflamme son imagination ; il se reproche son injustice, entraîne le novice, l’emmène à Paris, et tous deux vont se jeter aux genoux de l’actrice et solliciter d’elle le pardon de leurs odieux soupçons. La Beaumesnil, à bout de vertu, pardonna à l’un et à l’autre ; l’amoureux officier eut tout lieu de se féliciter de cette absolution ; et la Belinaye, désormais sûr de l’attachement de sa maîtresse, citait à tout venant ce cas de fidélité, unique alors dans les annales de l’Opéra.


Cette anecdote n’aurait qu’un assez mince intérêt, si l’un des personnages qu’elle met en scène et qui sera le héros de ce récit, ne s’y révélait tel qu’il demeurera au cours de la singulière épopée que nous allons raconter. Armand de la Rouerie restera jusqu’à la fin l’exalté que nous montre son aventure avec la Beaumesnil ; se lançant dans la plus sérieuse entreprise avec une incompréhensible légèreté, emporté d’abord, moins par noble enthousiasme que par besoin d’activité ou amour du romanesque. A mesure que naîtront les difficultés qu’il n’aura pas prévues, sa ténacité lui tiendra lieu d’expérience ; sa folle énergie sera toute sa politique, jusqu’au jour où, dégagé du tumulte de ses irrésolutions, étonné lui-même de la gravité des circonstances et de la grandeur de son œuvre, il tombera, odieusement trahi, vaincu, entraînant ses amis dans sa chute, et léguant, à son pays de grandioses catastrophes. La Rouerie est la personnification complète des gentilshommes de l’ancien régime : il résume en lui leurs